Marx et Engels étaient-ils des suprémacistes blancs ?
La vision du monde prolét-aryenne de Marx et d’Engels
Carlos Moore, 1972
Document traduit publié le 10/09/2025.
Table des matières
Avant-propos
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Introduction
L’histoire de l’Europe, l’évolution socio-économique de ses peuples, ainsi que les institutions culturelles et politiques auxquelles ils ont donné naissance, servent de base à toute philosophie « universaliste » née en Occident. Le marxisme-léninisme n’échappe pas à cette règle. Utilisant l’Occident comme mètre-étalon, le marxisme-léninisme jauge le reste du monde… et ne l’estime pas à la hauteur. Ce qui était strictement européen et historique devient « universel » et « perpétuellement valable » ; les sociétés non occidentales en général (et les sociétés noires en particulier) sont exclues des analyses de Marx et d’Engels. Dans la mesure où les trois quarts de l’humanité ont évolué, se sont développés et vivent aujourd’hui en dehors de l’Occident, il nous faut nous interroger sérieusement sur à la véritable « universalité » de leurs conclusions.
Le théoricien marxiste britannique, E. J. Hobsbawm, reconnaît que, bien que le point fort de Marx et d’Engels ait été leur analyse de la période capitaliste, leur connaissance des époques antérieures était médiocre. « Il est désormais généralement admis, » dit-il, « que les observations de Marx et d’Engels sur les époques pré-capitalistes reposent sur une étude beaucoup moins approfondie que leurs descriptions et analyses du capitalisme. »1 Hobsbawm a ainsi clarifié un point qui n’avait jamais été suffisamment souligné, et nous devons le citer longuement :
« En ce qui concerne l’histoire de l’Antiquité classique (gréco-romaine), Marx et d’Engels étaient presque aussi bien dotés que l’étudiant moderne qui ne s’appuierait que sur des sources purement littéraires. […] En revanche, ni une éducation conventionnelle ni les textes alors disponible ne permettaient de se faire connaissance sérieuse de l’Égypte et de l’Ancien Moyen-Orient. En fait, Marx et Engels ne s’occupèrent de l’histoire de cette région. Il est même rare qu’ils y fassent référence tout court…
Dans le domaine de l’histoire orientale, ils étaient dans une situation assez différente. Rien n’indique qu’avant 1848, Marx ou Engels se soient réellement penchés sur le sujet. Il est probable qu’ils n’en savaient pas plus sur l’histoire orientale que ce qui figure dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel […] ainsi que quelques autres informations qui pouvaient être familières aux Allemands instruits de cette époque […]
En revanche, l’étude du féodalisme d’Europe occidentale par Marx et Engels semble avoir suivi une autre voie. Marx se tenait au courant des recherches contemporaines sur l’histoire agraire médiévale […]
De manière générale, l’intérêt d’Engels pour l’Occident, et en particulier pour le Moyen Âge germanique, était bien plus vif que celui de Marx […]
En ce qui concerne le communisme primitif, les vues historiques de Marx et d’Engels furent presque certainement transformées par l’étude de deux auteurs : Georg von Maurer […] et surtout Lewis Morgan, dont l’ouvrage Ancient Society (1877) fournit la base de leur analyse des communautés primitives […]
Au moment où les Formen furent rédigés, la connaissance que Marx et Engels avaient de la société primitive était donc encore sommaire. Elle ne reposait sur aucune véritable connaissance des sociétés tribales, car l’anthropologie moderne n’en était qu’à ses balbutiements, et […] il en allait de même pour notre connaissance des civilisations précolombiennes des Amériques […]
Voilà pour l’état général des connaissances historiques de Marx et d’Engels. On peut les résumer ainsi : elles étaient (du moins à l’époque où les Formen furent rédigés) lacunaires en ce qui concerne la préhistoire, les communautés primitives et l’Amérique précolombienne, et pratiquement inexistantes sur l’Afrique. Elles n’avaient rien de remarquable sur l’Ancien ou le Moyen-Orient, mais sensiblement meilleures sur certaines parties de l’Asie, notamment l’Inde, mais pas le Japon. Elles étaient solides sur l’Antiquité classique et le Moyen Âge européen […] »2
Selon Hobsbawm, l’ignorance de Marx et d’Engels à propos des sociétés non occidentales était due à un manque de textes disponibles pour l’étude. Une explication plus honnête fut donnée par un autre théoricien marxiste occidental, qui admit : « Engels conféra à l’histoire occidentale le privilège d’être le prototype du développement général de l’humanité et exclut implicitement de son champ d’analyse l’histoire de l’Asie et du Proche-Orient. »3 (Et qui dit Engels, dit Marx.)
Ce sont exclusivement la société occidentale et les peuples européens qui fournirent donc le modèle historique, le prototype social servant de base aux généralisations les plus importantes de Marx et d’Engels sur le développement historique de toutes les sociétés humaines. Et il existe des preuves solides que cela s’expliquait non pas par une absence de textes anthropologiques, ethnologiques et sociologiques disponibles, mais plutôt à l’orientation profondément eurocentriste de Marx et d’Engels.
1. E. J. Hobsbawm dans son introduction à Karl Marx, Pre-capitalist Economic Formations (Lawrence and Wishart, London, 1964), p. 20.
2. Ibid., pp. 20-21, 23, 24, 25, 26. C’est nous qui soulignons.
3. Maurice Godelier, "La notion de 'mode de production asiatique' et les schémas marxistes d'évolution des sociétés", Les Cahiers du Centre d’Études et de Recherches Marxistes (C.E.R.M., Paris), p. 18. C’est nous qui soulignons. NDLR : Nous avons retraduit en français à partir de la traduction anglaise présente dans l’article.
I
Les idées de Marx et d’Engels sur le monde dans son ensemble ne peuvent être dissociées de leur environnement culturel et de l’époque dans laquelle ils ont vécu.4 Ils sont nés dans l’Europe du XIXe siècle ; ils y ont vécu et travaillé. La traite des Noirs décimait l’Afrique depuis environ quatre siècles. Les sociétés noires d’Asie et d’Océanie avaient été réduites à une forme ou une autre d’esclavage. Des millions de peuples autochtones noirs et jaunes des Amériques avaient été soumis ou exterminés, et des millions d’Africains furent transportés par-delà les mers pour les remplacer dans les mines d’or et d’argent, les champs de coton et de sucre d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud et des Caraïbes. Le capitalisme occidental était en plein essor ; l’Europe buvait le sang de l’homme noir et recrachait de l’argent.
L’expansion incontrôlée de l’Occident conduisit à un développement sans précédent de la science et de la technologie au XIXe siècle. Ce progrès matériel s’accompagna d’un phénomène psycho-culturel particulier, connu depuis longtemps dans le monde aryen mais se manifestant alors avec une vigueur renouvelée : la suprématie blanche. L’homme blanc n’avait-il pas prouvé sa supériorité en réduisant en esclavage et en exterminant des millions d’hommes noirs ? N’avait-il pas également contraint l’homme jaune à la soumission, en dépit de l’Empire céleste, en dépit de la civilisation avancée des Japonais ? N’avait-il pas détruit la puissance des Zoulous, des Ashantis, des Mandingues, des Aztèques et des Mayas ? La suprématie blanche avait en effet soumis le monde à sa domination raciste économique, politique et culturelle.
Le développement des sciences sociales au XIXe siècle portait la marque de cette arrogance suprémaciste blanche. L’expansion des horizons de l’anthropologie, de l’ethnologie, de la sociologie, etc., ne servait pas seulement à résoudre les énigmes qui avaient jalonné l’histoire, mais aussi à légitimer scientifiquement l’hégémonie de l’Occident et la suprématie de l’homme blanc.
Avant le XIXe siècle, la suprématie blanche tirait son principal appui des Écritures ; désormais, elle enfoncerait ses racines dans la science. Que ce soit la science ou l’Écriture, l’esprit était le même que celui qui avait poussé plus tôt le « philosophe » français Montesquieu à s’exclamer : « Il est presque impensable que Dieu, qui est la bonté même, ait pu décider de placer une âme — sans parler d’une bonne âme — dans un corps aussi noir et repoussant que celui du nègre. »5 C’était le même esprit qui avait conduit Voltaire, négrier de son état, à écrire : « La race des nègres est une espèce d’hommes aussi différente de la nôtre que la race des épagneuls l’est de celle des lévriers. […] Si leur entendement n’est pas d’une autre nature que le nôtre, il est du moins grandement inférieur. Ils ne sont capables d’aucune grande application ni association d’idées, et semblent formés ni pour les avantages ni pour les abus de la philosophie. »6
Les découvertes de Mendel en génétique, les travaux de Darwin sur l’Origine des Espèces, toutes les nouvelles connaissances scientifiques furent mobilisées pour soutenir la suprématie blanche. C’était une époque bénie pour toutes sortes de théoriciens racistes qui se faisaient passer pour des scientifiques objectifs. Environ cinq ans après la publication du Manifeste du Parti communiste, le savant A. J. de Gobineau publia son propre manifeste : L’inégalité des races humaines. Selon Gobineau, toutes les civilisations anciennes et modernes étaient l’œuvre de la race blanche, l’histoire de l’humanité se résumait à l’histoire blanche.7
Le concept d’aryanisme, grâce à la contribution détaillée de Gobineau, se répandit en nombreux volumes démontrant l’origine « aryenne » des civilisations anciennes d’Afrique (Égypte et Éthiopie) et d’Asie (Élam, Mésopotamie, vallée de l’Indus, etc.). « Supériorité aryenne », « génie aryen », « créativité aryenne », « sang aryen » — tels étaient les slogans sous-jacents aux entreprises scientifiques du monde du XIXe siècle de Marx et d’Engels.
C’est dans ce climat de racisme éhonté, de massacres universels et de haine féroce envers les Noirs, que Marx et Engels œuvrèrent. Pouvait-il leur être possible d’échapper aux idées suprémacistes blanches qui caractérisaient leur époque, peut-être plus que toute autre période de la civilisation occidentale ? La réponse est suggérée par un spécialiste, sympathisant mais non marxiste :
« Dans les opinions [de Marx et] d’Engels sur la nature humaine, on peut discerner une certaine reconnaissance d’éléments héréditaires innés dans la constitution de l’homme. Ils perçoivent que l’homme possède des aptitudes et des inclinations innées. Il possède une “fertilité naturelle de l’esprit” qui reste en jachère, et qui est freinée ou stimulée dans sa croissance selon que l’environnement est favorable ou non. »8
Sur la question raciale, l’auteur observe :
« Marx semble croire aux différences raciales, et il n’est pas exempt de préjugés raciaux. Il parle de “particularités raciales” et de “caractéristiques raciales innées”. Dans son essai sur la Question juive, on trouve plus qu’un soupçon de préjugé. Dans sa première thèse sur Feuerbach, il prend la peine d’utiliser, sans que ce soit pertinent, l’adjectif “schmutzig-jüdischen” (juif sale). Ses lettres à Engels, et celles d’Engels à Marx, lorsqu’elles évoquent Ferdinand Lassalle, sont constellées d’épithètes peu reluisantes. […] Ses références aux petites nationalités des Balkans ne sont pas moins médiocres. »9
Il faut souligner que nulle part dans les écrits de Marx et d’Engels on ne trouve d’opposition aux théories suprémacistes blanches de leur époque. Au contraire, la mention de races « civilisées » et « non civilisées » faite dans la Critique de l’économie politique trahit amplement la croyance de Marx et d’Engels en cette dichotomie raciste.10 Dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État d’Engels, on trouve des échos isolés des fondamentaux de l’aryanisme. Pour Engels, les Allemands représentaient une « branche très douée de la famille aryenne ».11 Il propose une explication de la « supériorité » des Aryens comme suit : « Le régime abondant en viande et en lait des Aryens et des Sémites […] peut, peut-être, expliquer le développement supérieur de ces deux races. »12,13
Marx et Engels croyaient manifestement que la race était l’un des facteurs agissant sur l’évolution sociale des sociétés humaines. Engels affirma : « Nous considérons les conditions économiques comme le facteur qui, en dernière instance, détermine le développement historique. Mais la race est elle-même un facteur économique. »14 Le Capital mentionne les « caractéristiques raciales innées » et les « particularités raciales » comme des facteurs du développement social que l’on peut constater par une « analyse minutieuse ».15 (Aujourd’hui, de telles déclarations susciteraient des cris de « Fascisme ! » dans les milieux marxistes !)
À y regarder de plus près, l’orientation européenne de « l’internationalisme » de Marx et d’Engels se révèle être spécifiquement germanique dans son caractère. Leur attitude envers certaines entités nationales européennes témoigne de ce parti pris. Comme l’ont fait remarquer deux éminents chercheurs :
« Au moment de la révolution de 1848 et de ses suites en Europe orientale, leur attitude se réduisait essentiellement à une haine amère de la Russie tsariste, considérée comme le principal bastion de la réaction en Europe et le principal obstacle à la révolution. Dans certains cas, ils allaient même au-delà de ce jugement politique, jusqu’à adopter des attitudes que l’on ne peut qualifier que de racistes.
Ainsi, en 1849, lorsque les “Slaves du Sud” de l’Empire autrichien soutinrent le pouvoir impérial contre l’insurrection des révolutionnaires allemands et hongrois, Engels écrivit : “Parmi tous les peuples […] de l’Autriche, il n’y en a que trois qui aient été porteurs de progrès, qui aient joué un rôle actif dans l’histoire et qui conservent encore leur vitalité : les Allemands, les Polonais et les Magyars. C’est pourquoi ils sont aujourd’hui révolutionnaires. La vocation principale de toutes les autres races et peuples, grands et petits, est de périr dans l’holocauste révolutionnaire…” »16
Engels fut indigné par la résistance des Slaves à la domination allemande. Il s’en prit violemment à la Bohême et à la Croatie pour avoir cherché à se libérer de l’impérialisme allemand par la fusion dans un mouvement panslave. L’histoire, affirmait Engels, exigeait l’absorption de ces peuples plus faibles par la « stock plus énergique » — les Allemands — qui seuls avaient le « pouvoir physique et intellectuel de soumettre, d’absorber et d’assimiler leurs anciens voisins orientaux » et d’étendre la civilisation occidentale à l’Europe de l’Est. Par conséquent, raisonnait Engels, « le destin naturel et inévitable de ces nations mourantes » était de se soumettre à l’assimilation, au lieu de s’opposer à la « tendance historique » et de rêver « que l’histoire reculerait de mille ans pour faire plaisir à quelques corps d’hommes phtisiques. »17,18
Le parti pris nettement pro-allemand de Marx et d’Engels a été souligné par un sympathisant du mouvement marxiste international, D. Boersner, qui a consacré une étude longue et détaillée à l’attitude du mouvement marxiste vis-à-vis de la question coloniale et nationale. Boersner fait les remarques suivantes :
« Alors que Marx et Engels soutenaient pleinement les mouvements de libération nationale dirigés contre le Tsar, leur attitude était tout à fait différente à l’égard des mouvements des Tchèques et des Slaves du Sud, qui s’étaient également soulevés en révolte ouverte en 1848. Ils n’ont fait preuve que d’aversion et de condamnation envers les élans nationaux en Bohême, en Croatie et en Serbie. […] Les Tchèques et les Slaves du Sud ne luttaient-ils pas aussi pour leur existence nationale contre l’oppression étrangère ? La position de Marx et d’Engels semble particulièrement étrange si l’on considère le fait que la Bohême était déjà à cette époque plus développée économiquement […] que la Hongrie féodale et agricole, dont Marx approuvait le mouvement d’indépendance. […]
Il est indéniable que Marx et Engels ont également sous-estimé l’importance des nations tchèque et slaves du Sud en termes absolus. Engels croyait — et en cela il faisait écho à un sentiment très typiquement teuton — que les Slaves de l’Empire des Habsbourg étaient destinés à être germanisés et intégrés dans la culture allemande “supérieure”. Toute tentative de ces nations “mourantes” de résister à l’assimilation aurait été réactionnaire à n’importe quelle époque, et pas seulement en 1848. »19
Ainsi, le mépris anglo-saxon traditionnel à l’égard des Latins, des Slaves et des Sémites trouva un fort écho dans les écrits et les attitudes politiques de Marx et d’Engels. Par exemple, dans une lettre à son ami allemand E. Bernstein, Engels écrivait : « Dans toutes les questions de politique internationale, les journaux officiels des partis français et italiens, trop sentimentaux, doivent être utilisés avec la plus grande méfiance, et nous, Allemands, avons le devoir de préserver notre supériorité théorique. […] »20
L’affirmation des marxistes contemporains selon laquelle les notions de supériorité germanique et anglo-saxonne auraient été principalement l’œuvre des théoriciens du Troisième Reich ne correspond guère à ces citations des pères fondateurs du marxisme lui-même. Il est donc clair que, même en ce qui concerne les peuples aryens, « l’internationalisme » de Marx et d’Engels se réduisait à une position essentiellement germanique.
4. Il y a cinquante ans, Lénine écrivit : « Marx fut le génie qui continua et compléta les trois principaux courants idéologiques su XIXe siècle, représentés respectivement par les trois nations les plus avancées de l’humanité : la philosophie allemande classique, l’économie politique anglaise classique, et le socialisme français combiné aux doctrines révolutionnaires françaises. » (Cité dans Marxism in China Today, un pamphlet écrit par George Thomson, professeur de grec à l’université de Birmingham, en Angleterre. Publié à Londres, date non indiquée, p. 2.)
5. Montesquieu, Esprit des Lois, livre XV, chap. 5.
6. The Works of Voltaire, A Contemporary version with Notes by Tobias Smollett, révisé et modernisé par William F. Fleming (New York, 1901), chapitre XXXIX, pp. 240-24I.
7. A. J. de Gobineau, The Inequality of the Races, traduit par Adrian Collins (Noontide Press, Los Angeles, 1966), pp. 210-212.
8. M. M. Bober, Karl Marx’s Interpretation of History (Harvard University Press, Cambridge, 1950), seconde édition, p. 67. C’est nous qui soulignons.
9. Ibid., p. 69. C’est nous qui soulignons.
10. Karl Marx, Critique of Political Economy, traduit par N.I. Stone (Chicago, 1907), p. 29.
11. F. Engels, The Origin of the Family, Private Property and the State, traduit par Ernest Untermann (Chicago, 1902), p. 188.
12. Engels, The Origin of the Family… (Foreign Languages Publishing House, Moscow), sixième édition, date non précisée, p. 40.
13. Notons que les Sémites (c’est-à-dire les Juifs, les Arabes, les Turcs, les Kurdes, etc.) étaient jusqu’à très récemment considérés comme "non-aryens" en Europe. Ceci explique qu’Engels parle ici des Aryens et des Sémites, comme si les seconds ne faisaient pas partie de la race blanche.
14. Engels, lettre à A. H. Starkenburg ; Marx and Engels, Œuvres Choisies (Éditions du Progrès, Moscou, 1955), vol. II, p. 554. C’est nous qui soulignons. NDLR : Nous avons retraduit en français à partir de la version anglaise de cet article.
15. Karl Marx, Capital, III, pp. 991-992 ; I, p. 562. C’est nous qui soulignons.
16. Hélène d’Encausse et Stuart Schram, Marxism and Asia (Allen Lane Penguin Press, London, 1969), p. 10. C’est nous qui soulignons. Pour la source originelle des remarques d’Engels, voir son article "Hongrie", janvier 1849, dans Nachlass, vol. III, p. 236.
17. Tous les passages cités dans ce paragraphe viennent du livre d’Engels, Révolution et Contre-Révolution, ou l’Allemagne en 1848, édité par Eleanor Marx Aveling (Chicago, 1907 ), pp. 91, 137-138.
18. Le principe posé par Engels, selon lequel un peuple ou une race vaincu doit se soumettre à l’absorption par la « souche plus énergique » des conquérants, est assez intéressant. À la lumière de cela, les principes intégrationnistes-assimilationnistes prônés par le marxisme comme « la solution » au prétendu problème racial peuvent en effet revêtir une signification beaucoup plus inquiétante qu’on ne l’avait imaginé.
19. Demetrio Boersner, The Bolsheviks and the National and Colonial Question (1917-1928) (Librairie E. Droz, Genève, 1957), pp. 4, 5. En dépit de son biais pro-marxiste, cet ouvrage demeure le seul livre intéressant sur le sujet.
20. Engels, lettre à E. Bernstein du 9 août 1882 ; Marx et Engels, On Colonialism, (Progress Publishers, Moscow, 1965), p. 291. C’est nous qui soulignons.
II
Si « l’internationalisme » de Marx et d’Engels n’était même pas assez général pour englober toutes les entités nationales européennes, comment traitaient-ils les peuples et sociétés non occidentaux ? Encore une fois, on trouve la réponse dans leurs propres écrits.21
Marx classait les Indiens du Mexique comme « les derniers des hommes ».22 Engels, dans son article intitulé "L’Algérie", louait les Kabyles blancs comme étant « une race laborieuse » et parlait en ces termes des Noirs de ce pays :
« Parmi tous les habitants, ce sont très probablement les Maures qui méritent le moins de respect. Comme ils habitent en ville, ils sont plus enclins au luxe que les Arabes et les Kabyles et, en raison de l’oppression constante des gouverneurs turcs, ils constituent une race timorée qui a néanmoins conservé son caractère cruel et vindicatif, tout en étant d’un niveau moral très bas. »23,24
En 1830, la France envahit l’Algérie, faisant de ce pays une colonie de plus. Pendant 18 ans, les troupes coloniales françaises menèrent une guerre impitoyable contre la population arabe, alors appelée à la résistance par l’émir de Mascara, Abdel Kader. Les Arabes — ayant eux-mêmes jadis envahi la région — ne s’en sortirent pas mieux face aux forces rapaces du jeune empire français que les autres peuples du continent africain. En 1848, l’Algérie était devenue une « partie intégrante » de la France, et des colons français affluèrent dans le pays, s’appropriant les meilleures terres. Abdel Kader avait été capturé, ses troupes mises en déroute ; l’Algérie était en train de devenir, comme d’autres nations d’Afrique, un camp de concentration.
Quelle fut l’opinion des pères fondateurs du marxisme sur la sanglante défaite des Arabes d’Algérie et la victoire des forces d’invasion françaises ? Dans son article "La domination française en Algérie", Engels répond :
« À notre avis, il est dans l’ensemble très bénéfique que le chef arabe ait été capturé. La lutte des Bédouins était sans espoir, et bien que la manière dont des soldats brutaux comme Bugeaud aient mené la guerre soit hautement répréhensible, la conquête de l’Algérie est un événement important et bénéfique pour le progrès de la civilisation. Les pirateries des États barbaresques, jamais inquiétées par le gouvernement anglais tant qu’elles ne troublaient pas ses navires, ne pouvaient être réprimées que par la conquête de l’un de ces États. Et la conquête de l’Algérie a déjà contraint les beys de Tunis et de Tripoli, et même l’empereur du Maroc, à s’engager sur la voie de la civilisation. Ils furent obligés de trouver pour leur peuple un autre emploi que la piraterie. […] Et si nous devons regretter que la liberté des Bédouins du désert ait été détruite, nous ne devons pas oublier que ces mêmes Bédouins étaient une nation de brigands — dont le principal moyen de subsistance consistait à effectuer des expéditions les uns contre les autres ou contre les villageois sédentaires, prenant ce qu’ils trouvaient, massacrant tous ceux qui résistaient et vendant comme esclaves les prisonniers restants. […] Et après tout, le bourgeois moderne, étant suivi par la civilisation, l’industrie, l’ordre et au moins une partie de l’héritage des Lumières, est préférable au seigneur féodal ou au brigand pillard, avec l’état barbare de société auquel ils appartiennent. »25,26
Les fondateurs du marxisme n’apportèrent pas plus de soutien aux Arabes blancs luttant contre la domination coloniale française qu’aux Slaves blancs opposés à l’impérialisme allemand. L’« anticolonialisme » et l’« internationalisme » de Marx et Engels étaient en réalité tout à fait sélectifs !27
La guerre américano-mexicaine de 1846-1848 fut la première grande aventure impérialiste et expansionniste des États-Unis. Elle se termina en février 1848 par l’humiliant « traité » de Guadalupe-Hidalgo, par lequel les Mexicains ravagés et vaincus furent contraints d’accepter l’annexion américaine de l’Arizona, du Nouveau-Mexique, du Texas et de la Californie — soit presque la moitié de ce qui constituait alors le Mexique. Cela impliquait un colossal accroissement de l’Union américaine, l’acquisition de territoires extrêmement riches et un fort encouragement à la politique d’agression et d’expansion. C’était un exemple typique de conquête et d’expansionnisme impérialiste éhonté. Mais pas pour les fondateurs du marxisme, qui l’accueillirent comme un événement « civilisateur » sur la route du progrès universel. Les « Yankees énergiques », soutenaient-ils, exploiteraient rapidement les mines d’or de Californie, peupleraient les zones conquises et ouvriraient le Pacifique à la civilisation, ce dont les « Mexicains paresseux » étaient naturellement incapables.
Tout comme Marx et Engels considéraient la conquête de l’Algérie par les Français comme un « fait important et bénéfique pour le progrès de la civilisation », ils voyaient la guerre impérialiste de l’Amérique du Nord contre le Mexique, et la saisie de vastes portions de ce pays, comme un événement éminemment révolutionnaire. Dans un article publié dans le Deutsche-Brüsseler Zeitung (23 janvier 1848), Engels s’exclame :
« […] Nous avons été spectateurs de la conquête du Mexique et nous nous en sommes réjouis. C’est un progrès qu’un pays qui, jusqu’à présent, ne s’occupait que de lui-même, déchiré par des guerres civiles éternelles et étranger à toute forme de développement […] ait été poussé, par la violence, sur la voie du développement historique. C’est dans l’intérêt de son propre développement qu’il sera, à l’avenir, placé sous la tutelle des États-Unis. C’est dans l’intérêt de toute l’Amérique que les États-Unis, grâce à la conquête de la Californie, atteignent la maîtrise de l’océan Pacifique. »28
Les fondateurs du marxisme avaient espéré que les “Yankees énergiques” obtiendraient une victoire écrasante sur les “Mexicains paresseux”, et que l’ensemble du Mexique serait annexé aux États-Unis. Ils jugeaient que cela serait “dans l’intérêt de la civilisation” en général et dans l’intérêt des peuples conquis eux-mêmes. Engels explique de nouveau leur position sur le sujet, cette fois dans un article écrit pour la Neue Rheinische Zeitung (15 février 1849) :
« Est-ce un malheur que la merveilleuse Californie ait été arrachée aux Mexicains paresseux, qui ne savaient pas quoi en faire ? […] Toutes les nations impuissantes doivent, en dernière analyse, être reconnaissantes envers ceux qui, obéissant aux nécessités historiques, les rattachent à un grand empire, leur permettant ainsi de participer à un développement historique qui leur serait autrement resté inconnu. Il va de soi qu’un tel résultat ne saurait être obtenu sans écraser quelques petites fleurs. Sans violence, rien ne peut s’accomplir dans l’histoire. […] »29
Le jugement que Marx et Engels portèrent sur la lutte arabo-française et sur la guerre américano-mexicaine nous donne un indice solide quant à leur attitude face à la lutte des peuples authentiquement non blancs contre l’impérialisme et l’agression aryens. Comme l’ont formulé d’Encausse et Schram :
« La principale contradiction dans la pensée de Marx à propos des pays non européens réside entre son eurocentrisme plutôt étroit au niveau culturel et sa vision mondiale au niveau stratégique. Dans ses célèbres articles sur les conséquences de la domination britannique en Inde, Marx développe une conception de la civilisation indienne — et de la civilisation asiatique en général — comme étant non seulement différente de celle de l’Europe, mais clairement inférieure. »30
L’article en question fut publié dans le New York Daily Tribune du 8 août 1853. Marx y révèle que, comme Gobineau, il est incapable de reconnaître l’existence d’une véritable histoire dans le monde non aryen :
« Comment la suprématie anglaise a-t-elle pu s’établir en Inde ? […] Un tel pays et une telle société n’étaient-ils pas la proie prédestinée de la conquête ? […] L’Inde, donc, ne pouvait échapper au destin d’être conquise, et toute son histoire passée, si c’est bien une histoire, n’est que l’histoire des conquêtes successives qu’elle a subies. La société indienne n’a pas d’histoire propre, ou du moins aucune histoire connue. Ce que nous appelons son histoire n’est rien d’autre que l’histoire des envahisseurs successifs qui ont fondé leurs empires sur la base passive de cette société docile et immuable. La question n’est donc pas de savoir si les Anglais avaient le droit de conquérir l’Inde, mais de savoir si nous préférons l’Inde conquise par les Turcs, par les Perses, par les Russes, ou par les Britanniques.
L’Angleterre devait remplir une double mission en Inde : l’une destructive, l’autre régénératrice — l’anéantissement de l’ancienne société asiatique et la pose des bases matérielles d’une société occidentale en Asie.
Les Arabes, les Turcs, les Tatars, les Moghols, qui avaient successivement envahi l’Inde, devinrent bientôt hindouisés, les conquérants barbares étant, par une loi éternelle de l’histoire, conquis eux-mêmes par la civilisation supérieure de leurs sujets. Les Britanniques furent les premiers conquérants supérieurs et, par conséquent, inaccessibles à la civilisation hindoue. […]
Le jour n’est pas loin où, grâce à la combinaison des chemins de fer et des navires à vapeur, la distance entre l’Angleterre et l’Inde, mesurée en temps, sera réduite à huit jours, et où ce pays autrefois fabuleux sera ainsi effectivement annexé au monde occidental. »31
Ainsi, sans l’intervention de l’Occident, le peuple de l’Inde (décrit ailleurs comme étant d’une « nature léthargique »32) et l’Orient (« où le niveau de civilisation était trop bas »33) étaient condamnés à une existence « stagnante » du fait de leur « isolement barbare et hermétique du monde civilisé ».34 En effet, selon Marx, l’Orient ne pouvait être tiré de sa « stupidité héréditaire »35 que par la domination coloniale de l’Occident. À cet égard, son commentaire sur l’invasion et la conquête impérialiste de l’Inde par les Britanniques est éclairant :
« Aussi révoltant que cela puisse être pour le sentiment humain de voir ces myriades d’organisations sociales laborieuses […] et inoffensives être désorganisées et dissoutes en leurs unités, jetées dans une mer de malheurs, et leurs membres individuels perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance héréditaires, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, si inoffensives qu’elles paraissent, avaient toujours constitué la base solide du despotisme oriental, qu’elles limitaient l’esprit humain dans les plus étroites bornes possibles, faisant de lui l’outil docile de la superstition, l’asservissant sous des règles traditionnelles, le privant de toute grandeur et de toute énergie historique. […] Nous ne devons pas oublier que cette vie indigne, stagnante et végétative, que cette forme passive d’existence suscitait, en contrepartie, des forces sauvages, aveugles et sans bornes de destruction, et faisait du meurtre un rite religieux dans l’hindouisme. Nous ne devons pas oublier que ces petites communautés étaient contaminées par les distinctions de caste et par l’esclavage, qu’elles asservissaient l’homme aux circonstances extérieures au lieu d’élever l’homme au rang de souverain des circonstances, qu’elles transformaient un état social en développement autonome en un destin naturel immuable, et qu’elles engendraient ainsi un culte bestialisant de la nature, manifestant sa dégradation dans le fait que l’homme, le souverain de la nature, tombait à genoux pour adorer Hanuman, le singe, et Sabbala, la vache.
L’Angleterre, il est vrai, en provoquant une révolution sociale dans l’hindouisme, n’était mue que par les intérêts les plus vils, et fut stupide dans la manière dont elle l’imposa. Mais là n’est pas la question. La question est : l’humanité peut-elle accomplir son destin sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie ? Si non, quels qu’aient été les crimes de l’Angleterre, elle fut l’instrument inconscient de l’histoire en provoquant cette révolution.
Alors, quelle que soit l’amertume que puisse susciter pour nos sentiments personnels le spectacle de l’effondrement d’un monde ancien, nous avons le droit, du point de vue de l’histoire, de nous exclamer avec Goethe :
Cette peine doit-elle nous tourmenter
Puisqu’elle augmente notre joie ?
Le joug de Timor n’a-t-il pas écrasé
Des myriades de vies humaines ?36
Ce genre d’apologie « scientifique » de l’agression occidentale était en parfaite harmonie avec la théorie générale de Marx et d’Engels. Leur raisonnement était simple : le massacre et le pillage en dehors de l’Europe constitueraient la base du développement vertigineux, en Occident, du capitalisme industriel et de la classe des travailleurs salariés. Cela, à son tour, devait entraîner la révolution et, en fin de compte, le socialisme. Ils se souciaient peu des conséquences de l’impérialisme occidental sur ses victimes non occidentales. Bien au contraire, ils étaient convaincus que la domination occidentale était porteuse de « civilisation » et donc dans l’intérêt bien compris des peuples colonisés eux-mêmes. Comme Engels l’exprima si clairement : « Il n’est pas de calamité historique qui ne soit compensée par le progrès. Seul change le modus operandi. Que le destin s’accomplisse ! »37
Les pères fondateurs du marxisme étaient prêts à justifier n’importe quelle forme que pouvait prendre l’expansion occidentale, du moment que cela apportait des bénéfices économiques ou politiques à l’Occident. Engels résumait leur raisonnement en une seule illustration : « […] la conquête de la Chine par le capitalisme fournira en même temps l’impulsion pour le renversement du capitalisme en Europe et en Amérique. […] »38
Si Marx et Engels pouvaient si facilement considérer que les Slaves, les Latins, les Arabes et les Asiatiques — y compris les Noirs de l’Inde — étaient tout à fait négligeable, il n’est pas difficile de prévoir leur attitude envers la race noire en général. Celle-ci se révèle très clairement dans leurs attaques racistes contre Ferdinand Lassalle, un rival politique européen dont la physionomie indiquait la présence d’ancêtres africains quelque part dans sa lignée. Ce fait fut l’objet d’un profond mépris de la part de Marx et d’Engels, qui ne manquaient jamais une occasion de souligner que Lassalle n’était pas un pur Aryen. Marx n’hésitait pas à décrire Lassalle comme « un youpin nègre » qui « dissimulait toujours ses cheveux crépus avec toutes sortes d’huiles capillaires et de maquillages. »39 (En passant, il convient de noter que Marx était lui-même juif.) Dans une lettre à Engels au sujet de Lassalle, datée du 7 mars 1856, Marx insistait : « Il est parfaitement évident, d’après la forme de sa tête et la manière dont ses cheveux poussent, qu’il descend de nègres. […] »40 Le simple fait que Marx et Engels aient pu trouver matière à dérision dans les traits « négroïdes » de Lassalle montre le type de stigmates qu’ils attachaient à la race noire.41
Les attitudes raciales de Marx et d’Engels n’étaient donc en rien différentes du réflexe racial du Blanc moyen d’aujourd’hui, et un examen de leur correspondance personnelle le confirme.42 Dans cette optique, leur pensée sur l’Afrique ne surprend guère. La violente destruction qui s’abattait sur l’Afrique, et que Marx décrivait simplement comme « la transformation de l’Afrique en un clapier pour la chasse commerciale aux peaux noires »43, ne pouvait être qu’un « progrès », et Marx lui-même déclara que ce trafic « signalait l’aube dorée de l’ère de la production capitaliste »44. L’esclavage était donc un phénomène « révolutionnaire », car comme Marx le soulignait : « En réalité, l’esclavage voilé des travailleurs salariés en Europe avait besoin, pour son piédestal, de l’esclavage pur et simple dans le Nouveau Monde. »45 Le prix payé par l’homme noir ne fut jamais calculé ; une seule équation comptait : esclavage = progrès économique = classe de travailleurs salariés = révolution = socialisme. C’est à partir de telles « nécessités historiques » que Marx et Engels construisirent leur théorie du caractère « révolutionnaire » de l’asservissement et de l’expansion coloniale occidentale.46
21. Enfin, les textes qui ont été rendus accessibles au public. Il est aujourd’hui de notoriété publique que plus d’une fois les marxistes soviétiques ont empêché la publication de certaines lettres et manuscrits de Marx et d’Engels qui exprimaient des opinions désormais jugées préjudiciables à leur prestige ou dangereuses pour la « cohésion » du mouvement marxiste international. À ce sujet, voir la note de bas de page à la page 60 de l’Introduction de E. J. Hobsbawm à Karl Marx Pre-Capitalist Economic Formations, Lawrence & Wishart, Londres, 1964.
22. Marx et Engels, Historisch-kritische Gesamtausgabe, édité par D. Rjazanov (Berlin, 1927-1932), partie III, vol. III, p. 111. (Cité dans Bober, op. cit., p. 69).
23. Marx et Engels, Textes sur le colonialisme (Éditions en Langues Étrangères, Moscou, date non précisée), pp. 187-188. C’est nous qui soulignons. NDLR : Nous avons retraduit à partir de la version anglaise de l’article.
24. Il convient de noter que, bien que cet article d’Engels figure dans l’édition française de Textes sur le colonialisme, il n’apparaît pas dans l’édition ultérieure en anglais de On Colonialism, publiée par Progress Publishers, Moscou, 1965. Il a tout simplement été omis.
25. Engels, "French Rule in Algeria", The Northern Star, 22 janvier 1848. Cité dans Karl Marx on Colonialism and Modernization, édité par S. Avineri (Doubleday and Co., New York, 1968), p. 43. C’est nous qui soulignons.
26. Ce texte a été non seulement omis de la version anglaise de On Colonialism (ibid.), mais aussi de l’édition française.
27. À cet égard, il est intéressant de noter que, comme leurs contemporains européens, Marx et Engels ne considéraient pas les Arabes comme des Blancs et les classaient simplement parmi les peuples asiatiques, au même titre que les Chinois, les Mongols, les Turcs, etc. Le fait que les Arabes (et tous les Sémites) soient membres de la race blanche n’a été reconnu que depuis le début du XXe siècle.
28. Marx et Engels, Gesamtausgabe (publié par l'Institute for Marxism-Leninism of the Central Committee of the Socialist Unity Party, Dietz Verlag, Berlin, 1959), vol. 6, pp. 273-271. (Cité dans : Gustavo Beyhaut, Raices de America Latina [Eudeba Editorial Universitaria de Buenos Aires, 1964], chapitre II, p. 74.) C’est nous qui soulignons.
29. Ibid.
30. d’Encausse et Schram, op. cit., p. 7.
31. Marx, "The Future Results of the British Rule in India," écrit le 22 juillet 1853, Marx et Engels, On Colonialism, pp. 68-69. C’est nous qui soulignons.
32. Ibid., p. 72.
33. Marx, "The British Rule in India", écrit le 10 juin 1853, Ibid., p. 26.
34. Marx, "Revolution in China and in Europe", écrit le 20 mai 1853, Ibid., p. 9.
35. Ibid., p. 10.
36. Karl Marx, "The British Rule in India", Ibid., pp. 29-30. (C’est nous qui soulignons.) Pour une autre déclaration sur le rôle "révolutionnaire" de la destruction coloniale en Inde, qui serait "la sine qua non de l’européanisation," voir la lettre de Marx à Engels, du 14 juin 1853, Ibid., pp. 267-268.
37. F. Engels, lettre à N. Danielson, Londres, 25 janvier 1894 ; Marx et Engels, Œuvres Choisies, vol. II, p. 553. NDLR : Nous avons retraduit à partir de la version anglaise de l'article.
38. F. Engels, lettre à F. A. Sorge, 10 novembre 1894 ; Marx et Engels, On Colonialism, p. 298.
39. Cité dans J. A. Rogers, Nature Knows No Color Line (New York, 1952), p. 130. J.K. Turner dit que « le surnom favori de Marx et d’Engels pour Lassalle était "Ikey" ou "le youpin nègre". » (Voir Challenge to Karl Marx [1941], p. 227.)
40. Cité dans L. Schwartzschild, The Red Prussian (1947), pp. 250, 257.
41. Dans son Anti-Dühring, Engels rejette catégoriquement l’idée que les Noirs d’Afrique et d’Australie, par exemple, puissent posséder la « fertilité d’esprit naturelle » qui leur permettrait de maîtriser les mathématiques. Dans un bref commentaire, il affirme avec force que l’intelligence est un monopole aryen. Il observe : « Les formes de pensée [sont] aussi en partie héritées par le développement (par exemple, le fait que les axiomes mathématiques aient été évidents pour les Européens, et certainement pas pour les Bushmen et les nègres australiens). » (Frederick Engels, Anti-Dühring, Lawrence & Wishart, Londres, 1969, 5e édition, p. 399. C’est nous qui soulignons.)
42. Voir Marx et Engels, Selected Correspondence, traduit par Dona Torr, New York, 1942, pp. 120, 134, 146, 148, 151, 157, 158, 178 et 338.
43. Marx, Capital (Moscou, 1958), vol. I, chapitre XXXI.
44. Ibid.
45. Ibid. C’est nous qui soulignons.
46. Dans ce contexte, un passage apparemment énigmatique que l’on trouve dans Le Capital devient plus clair : « Un nègre est un nègre. Dans certaines conditions il est transformé en esclave. Une spinning jenny est une machine à filer le coton. Ce n’est que dans certaines circonstances qu’elle devient du capital. » (Cité dans Le Capital, tome III, traduit par Ernest Untermann, Chicago, 1909, p. 948. C’est nous qui soulignons.) Il est évident que dire « Un nègre est un nègre. Dans certaines conditions il est transformé en esclave » n’est pas la même chose que de dire « Un nègre est un homme libre. Dans certaines conditions il est transformé en esclave. » Le parallèle établi entre un "nègre" et une "spinning jenny" est loin d’être une coïncidence ou un accident. Il montre à quel point, dans l’esprit de Marx et d’Engels, un Noir était comparable à une "chose" — un instrument de travail de plus, à classer aux côtés d’une spinning jenny ou d’une charrue.
III
L’époque de Marx et Engels fut celle des guerres coloniales d’agression, de la traite des esclaves et de l’apogée du système des plantations esclavagistes. Mais ce fut aussi l’ère d’une résistance titanesque de la part des peuples colonisés et réduits en esclavage. En Afrique, en Inde et en Océanie, les masses noires luttèrent désespérément contre l’envahisseur blanc ; dans les Amériques, les esclaves se soulevèrent à maintes reprises. Marx et Engels furent témoins non seulement de l’agression aryenne, mais aussi de la résistance universelle. Pourtant, leur attitude face à ces luttes de libération nationale et de défense resta commodément distante. Confrontés aux innombrables insurrections noires dans les Amériques, ces « grands internationalistes révolutionnaires » n’exprimèrent jamais ne serait-ce qu’une « solidarité morale ». Ils ignorèrent totalement le plus grand événement révolutionnaire du XIXe siècle : la Révolution haïtienne de 1804.
Haïti : là où, pour la première fois dans l’histoire, une révolution composée et menée entièrement par des travailleurs réduits en esclavage renversa le système esclavagiste et établit les bases du développement du travail libre. Haïti : là où les masses noires triomphèrent de leurs oppresseurs aryens. Haïti : là où la première révolution populaire des Amériques sortit victorieuse. Haïti fut l’exemple révolutionnaire que les champions de la « solidarité internationale » choisirent d’ignorer.
Dans la mesure où Marx et Engels étaient tous deux journalistes, collaborateurs de plusieurs journaux européens et nord-américains de premier plan, on ne peut guère les accuser d’ignorance quant aux luttes qui se déroulaient dans des contrées lointaines comme la Jamaïque, le Soudan, la Guinée, l’Afrique du Sud et l’Inde. Ils étaient certainement bien informés de la lutte des Noirs en Afrique du Sud sous la direction de Cetewayo, de la résistance des Noirs du Soudan sous El Mahdi, de l’insurrection des Noirs aux États-Unis menée par Nat Turner, ainsi que de la lutte des Guinéens sous Samory Touré. Tous ces événements étaient d’actualité à l’époque de Marx et Engels. Mais, pour Marx et Engels, il ne s’agissait avant tout que d’événements "nègres". Cela apparaît clairement dans la brève référence d’Engels à l’insurrection jamaïcaine de 1865, dirigée par Paul Bogle. Dans une lettre à Marx datée du 1er décembre 1865, Engels n’exprima rien de plus qu’une "sympathie" amusée pour la lutte "pitoyable" de ces "nègres désarmés" contre les baïonnettes et les fusils britanniques.47,48
En réalité, il n’y eut qu’une seule circonstance historique qui suscita l’opposition énergique de Marx et Engels à l’esclavage des Noirs. Cela dit, une analyse attentive de leurs écrits révèle que leur opposition reposait uniquement sur leur volonté de tirer des avantages pour la classe ouvrière aryenne d’un conflit opposant les masses noires aux oppresseurs blancs. Nous faisons ici référence à la Guerre de Sécession (1861-1865).
Les pères fondateurs du marxisme comprirent rapidement qu’il fallait distinguer clairement l’esclavage aux États-Unis capitalistes — avec sa vaste classe ouvrière blanche au Nord — du système esclavagiste précapitaliste prédominant dans le reste des Amériques. Dans ce dernier cas, l’esclavage avait encore un rôle « positif » à jouer, tandis qu’aux États-Unis, le système esclavagiste était obsolète et constituait une menace à la fois pour la classe ouvrière aryenne et pour le développement de ce capitalisme industriel que Marx et Engels considéraient comme le préalable nécessaire au socialisme. C’est dans ce contexte que Marx proclama : « Le travail à peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail à peau noire est marqué au fer. »49 Les marxistes d’aujourd’hui citent généralement cette déclaration hors contexte pour montrer que Marx et Engels étaient de véritables « alliés des Noirs ». En réalité, cette remarque s’inscrivait strictement dans une analyse habile des enjeux de la guerre de Sécession et du danger qu’une victoire du Sud aurait représenté pour la classe ouvrière blanche américaine (en laquelle Marx et Engels plaçaient de grands espoirs), ainsi que pour la classe ouvrière aryenne internationale en général. Marx et Engels développèrent cette interprétation dans de nombreux articles consacrés à la Guerre de Sécession.
Le soutien de Marx et Engels au Nord industriel et capitaliste dans sa lutte contre le Sud esclavagiste et agraire fut dicté par des considérations qui n’avaient rien à voir avec le sort des millions de Noirs et de Noires au nom desquels la guerre était censée être menée. « Dans les États du Nord, où l’esclavage des Nègres est pratiquement inapplicable, » observa Marx, « la classe ouvrière blanche serait progressivement réduite au niveau du servage » en cas de victoire du Sud.50 Puisque « le travail effectif est le lot du Nègre au Sud, » étant au Nord « celui de l’Allemand et de l’Irlandais, ou de leurs descendants directs »51, il s’ensuivrait qu’une victoire du Sud effacerait complètement le caractère prolétarien du travail blanc au Nord et le placerait au même niveau que celui des "Nègres" dans les plantations du Sud. C’était une perspective effrayante que Marx et Engels redoutaient autant qu’ils auraient craint une restauration féodale dans les nations européennes déjà bien avancées sur la voie capitaliste. Ainsi, leur soutien au Nord (accompagné de leur vibrant hommage à Lincoln comme « le fils résolu de la classe ouvrière » et le « champion » des droits du prolétariat blanc américain) fut dicté par le plus grand bon sens politique et par la plus vive préoccupation pour l’avenir de la classe ouvrière aryenne internationale.
Marx et Engels avaient d’autres motifs pour exhorter les ouvriers européens à comprendre que « la bannière étoilée portait la destinée de leur classe. »52 (Marx décrivit même les États-Unis comme « le pays le plus progressiste du monde » !) Si le Nord était vaincu, observaient-ils, « le système esclavagiste contaminerait toute l’Union »53 avec des effets désastreux sur la classe ouvrière blanche. De plus, ils voyaient dans une victoire du Nord la clé de voûte d’une révolution prolétarienne européenne : le capitalisme européen, largement dépendant du coton produit dans les États esclavagistes du Sud, serait contraint à une crise générale, et de cette crise émergerait une Europe socialiste. Marx observa :
« Or, tout à coup, la guerre de Sécession menace ce grand pilier de l’industrie anglaise. […] Depuis le début de la guerre de Sécession, le prix du coton n’a cessé d’augmenter en Angleterre. […] Les filatures et tissages du Lancashire et d’autres centres de l’industrie cotonnière britannique ont réduit leur temps de travail à trois jours par semaine ; une partie des usines a complètement arrêté ses machines ; la réaction irrémédiable sur d’autres branches de l’industrie ne s’est pas fait attendre et, en ce moment, toute l’Angleterre tremble à l’approche de la plus grande catastrophe économique qui l’ait jamais menacée. »54
Quel que soit l’angle sous lequel ils analysaient la guerre de Sécession, Marx et Engels n’y voyaient que de grandes perspectives pour la classe ouvrière blanche internationale, à condition que le Nord en sorte victorieux. À l’inverse, une victoire du Sud ne pouvait signifier qu’un grave revers pour la classe ouvrière européenne et la "négroïsation", pour ainsi dire, des conditions de travail de la classe ouvrière aryenne aux États-Unis.
La guerre civile américaine fut la lutte d’une forme industrielle et capitaliste de suprématie blanche contre sa contrepartie agraire et esclavagiste. Si elle avait été une lutte des esclaves noirs contre leurs maîtres du Nord et du Sud, le raisonnement de Marx et Engels aurait pris une autre direction. Mais la Guerre de Sécession ne faisait pas courir le risque que les Noirs renversent leurs oppresseurs blancs — comme en Haïti — et prennent le contrôle de l’État aux États-Unis. Marx et Engels en étaient parfaitement conscients.
L’évaluation opportuniste de la Guerre de Sécession par Marx et Engels, leur silence face aux luttes de libération noire de leur époque, leur indifférence quant à l’utilisation de l’Afrique comme abattoir et à la transformation de millions d’Africains en bêtes de somme — tout cela devrait éveiller la méfiance de tout Noir qui a avalé sans recul la philosophie marxiste avec ses prétentions « internationalistes ». Elle devrait éveiller la méfiance parce que Marx et Engels se sont tus face à ce que l’homme blanc faisait subir à l’homme noir ; elle devrait éveiller la méfiance parce qu’ils n’ont jamais, pas une seule fois, remis en cause les deux questions fondamentales de leur époque : (a) l’infériorité de l’homme noir et la supériorité des blancs ; et (b) le droit historique de l’homme blanc de réduire les Noirs à la soumission la plus abjecte.55
47. F. Engels, lettre à Marx, 1er décembre 1865 ; Marx et Engels, On Colonialism, p. 276.
48. Il est intéressant de remarquer la facilité avec laquelle Marx et Engels employaient les épithètes racistes conçues par les négriers pour désigner les peuples noirs asservis et subjugués. Marx semble aussi avoir eu une réaction négative au mariage de sa fille Laura à un socialiste cubain ayant des origines noires, Paul Lafargue. Son petit surnom pour Lafargue était "le bâtard". Dans une lettre datée du 5 septembre 1866, il qualifie par deux fois son beau-fils de "négrillon". Voir : "Private Letters of Karl Marx" ; Socialist Review, septembre 1929, p. 45.
49. Cité dans Solomon F. Bloom, The World of Nations (Columbia University Press, New York, 1941), p. 176.
50. Marx et Engels, The Civil War in the United States, édité par Richard Enmale (International Publishers, New York, 1937), p. 81.
51. Ibid.
52. Ibid., p. 279.
53. Ibid., p. 81.
54. Ibid., p. 85, 86-87.
55. À cet égard, il est également intéressant de noter que la "Première Internationale", fondée par Marx, Engels et consorts en 1869, n’eut absolument rien à dire sur les plus grands enjeux de l’époque — les conquêtes coloniales occidentales à travers le monde, la traite négrière, l’asservissement de millions de Noirs dans les plantations de sucre et de coton des Amériques. La "Première Internationale" s’intéressait exclusivement aux masses prolétariennes blanches de l’Occident ; c’était une "Internationale des travailleurs blancs" qui se moquait éperdument de ce qui arrivait, à l’échelle mondiale, aux masses laborieuses non blanches d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, sauf lorsque la lutte de ces peuples pouvait être exploitée pour procurer des avantages à la classe ouvrière aryenne. Cela apparaît de façon limpide dans l’analyse de Marx sur la guerre de Sécession.
IV
Le soutien de Marx et d’Engels à la colonisation occidentale en général, et plus particulièrement au système d’esclave des Amériques, s’accordait parfaitement avec un schéma de pensée politico-philosophique qui considérait l’esclavage comme nécessaire en ce qu’il était un pilier de la croissance industrielle moderne de l’Occident, de l’essor d’une classe salariale d’ouvriers aryens et la progression de « l’humanité » vers le socialisme. L’interprétation marxiste de l’histoire plaçait le système esclavagiste des Amériques sur un pied d’égalité avec le système d’esclavage qui dominait la société gréco-romaine. Et l’on sait que les fondateurs du marxisme considéraient ce dernier comme le fondement même du développement culturel, intellectuel, économique et technique du monde occidental avant le XVe siècle.
Les pères fondateurs du marxisme étaient parfaitement conscients du rôle unique que l’esclavage des Noirs dans les Amériques et en Afrique était appelé à jouer dans le grand bond en avant du monde aryen (la révolution industrielle). Cela ressort de l’ensemble de leurs œuvres connues, mais plus particulièrement d’un passage assez éclairant que l’on trouve dans La Misère de la philosophie (1846-47) de Marx.
Dans cet ouvrage hautement polémique, qui constitue essentiellement une attaque en règle contre l’économiste français Joseph Proudhon, un rival politique, Marx entremêle sa propre pensée à celle de son adversaire et révèle ses vues sur l’esclavage dans les Amériques. Annoté avec approbation par Engels, Marx expose :
« L’esclavage est une catégorie économique comme une autre. Par conséquent, lui aussi a deux aspects. Laissons de côté son mauvais aspect et parlons du beau côté de l’esclavage. Bien entendu, nous avons à l’esprit l’esclavage direct, l’asservissement des Noirs au Surinam, au Brésil et dans les régions méridionales de l’Amérique du Nord.
L’esclavage direct est tout autant le pivot de l’industrie bourgeoise que la machinerie, le crédit, etc. Sans esclavage, pas de coton ; sans coton, pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce mondial, et c’est le commerce mondial qui est le préalable nécessaire à la grande industrie. Ainsi, l’esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance.
Sans l’esclavage, l’Amérique du Nord, le pays le plus progressiste, se transformerait en un pays patriarcal (c’est-à-dire tribal). Rayez l’Amérique du Nord de la carte du monde, et vous aurez l’anarchie — la décadence complète du commerce et de la civilisation moderne. Faites disparaître l’esclavage et vous aurez rayé l’Amérique de la carte des nations.
Ainsi, l’esclavage, parce qu’il est une catégorie économique, a toujours existé parmi les institutions des peuples. Les peuples modernes n’ont réussi qu’à déguiser l’esclavage dans leurs propres pays, tout en l’imposant ouvertement au Nouveau Monde. »56
Dans sa dénonciation des idées de Proudhon, Marx ne conteste ni le droit de réduire les Noirs en esclavage ni l’idée que l’esclavage noir devrait être maintenu pour le bien de la croissance industrielle et technologique du monde aryen. Marx s’oppose simplement à l’explication « abstraite » que Proudhon donne de ces faits. Autrement dit, c’est l’orientation philosophique de Proudhon (idéalisme bourgeois) que Marx remet en cause, et non la nature pro-impérialiste et anti-noire de son raisonnement. En vérité, on imagine mal sur quelle autre base Marx aurait pu reprocher à Proudhon de soutenir que l’asservissement des Noirs était indispensable à la croissance de l’Occident et du capitalisme industriel. Lui et Engels ont souligné ce point à plus d’une reprise.
Dans l’Anti-Dühring, Engels va encore plus loin que Marx pour établir à la fois « l’universalité » de l’esclavage et son lien avec le développement du capitalisme industriel et sa mission progressive de porte d’entrée vers le socialisme. Engels dit :
« Nous ne devons jamais oublier que tout notre développement économique, politique et intellectuel présuppose un état de choses dans lequel l’esclavage était aussi nécessaire qu’universellement reconnu. En ce sens, nous sommes en droit de dire : sans l’esclavage antique, pas de socialisme moderne. »57
L’esclavage, explique Engels, a joué l’un des plus grands rôles dans le développement de « l’humanité ». Sans lui, soutient-il, rien n’aurait pu être accompli dans l’histoire. Il explique :
« C’est l’esclavage qui, le premier, a rendu possible la division du travail entre l’agriculture et l’industrie à plus grande échelle, et, ce faisant, l’hellénisme, l’épanouissement du monde antique. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art ni de science grecs ; sans esclavage, pas d’Empire romain. Mais sans la base posée par la culture grecque et l’Empire romain, il n’y aurait pas d’Europe moderne non plus. […]
Il est très facile d’invectiver contre l’esclavage et des choses similaires en termes généraux, et de laisser libre cours à une haute indignation morale contre de telles infamies. Malheureusement, tout cela ne dit que ce que chacun sait, à savoir que ces institutions de l’Antiquité ne sont plus en accord avec nos conditions présentes et avec nos sentiments, que ces conditions déterminent. Mais cela ne nous dit pas un mot sur la manière dont ces institutions sont nées, pourquoi elles ont existé et quel rôle elles ont joué dans l’histoire. Et lorsque nous examinons ces questions, nous sommes contraints de dire — aussi contradictoire et hérétique que cela puisse paraître — que l’introduction de l’esclavage, dans les conditions qui prévalaient encore à cette époque, a été un grand pas en avant. […] Ce fut un progrès même pour les esclaves ; les prisonniers de guerre, dont était recrutée la masse des esclaves, sauvaient désormais au moins leur vie, au lieu d’être tués comme auparavant, voire rôtis, à une époque encore plus ancienne. »58,59
Confrontés à de telles déclarations crues et sans fard de leurs pères fondateurs en faveur de l’esclavage, les marxistes d’aujourd’hui s’empressent de faire valoir qu’Engels et Marx ne parlaient que de l’esclavage « antique » (gréco-romain). Pourtant, comment ignorer que de telles opinions — légitimant le système esclavagiste et, plus encore, l’érigeant en condition préalable à l’Europe industrielle et au socialisme moderne — étaient formulées au cours d’un siècle foisonnant de détails sur la chasse à l’homme en Afrique, la traite transatlantique et l’asservissement, dans les Amériques et les Caraïbes, de 50 à 80 millions d’hommes et de femmes de race noire ?
Marx et Engels promouvaient leur point de vue pro-esclavagiste à une époque où les navires négriers faisaient encore escale dans des ports européens. Ils désignaient l’esclavage comme la source du développement économique, politique et intellectuel de l’Occident et ne tentaient pas d’établir de distinction entre le système esclavagiste gréco-romain et la forme d’esclavage existant sous leurs yeux. Leur position était dictée par un facteur primordial : leur appréciation correcte des bénéfices matériels revenant aux nations aryennes du fait de leur entreprise de conquête mondiale.
De plus, l’esclavage était considéré comme un échelon indispensable et universel de l’échelle de l’évolution socio-économique — c’est-à-dire la progression de systèmes d’organisation sociale « inférieurs » vers un modèle « supérieur ». En vérité, selon Engels, l’existence même d’une structure sociale organisée devrait être attribuée à l’esclavage, car « l’existence de l’État et l’existence de l’esclavage sont indissociables. »60
Si l’esclavage a posé les fondations du progrès social et économique, la colonisation en a fourni la pierre angulaire. Pour Marx, l’intervention coloniale occidentale était le seul facteur de « modernisation » et de « développement » dans le monde non aryen. L’argument selon lequel le développement industriel accéléré du monde aryen fut la cause directe de la régression socio-économique et culturelle des zones conquises n’aurait guère impressionné Marx et Engels. Pour eux, le monde non aryen était resté suspendu dans un vide « sans histoire » pendant d’innombrables millénaires. Ainsi, la conquête aryenne ne pouvait en aucun cas entraîner une « régression » dans des sociétés qui n’avaient jamais connu de « progression ».
W. F. Hegel, le savant européen auquel Marx et Engels sont le plus redevables, a donné un large écho à l’idée que l’histoire, en tant que telle, se limitait au seul monde aryen. Dans La Philosophie de l’histoire, Hegel proclama que le monde oriental était intrinsèquement "anhistorique" et que, par conséquent, on ne pouvait parler d’histoire à propos des sociétés asiatiques.61 Hegel appliquait le terme "anhistorique" à de tels berceaux de civilisation ancienne que sont la Chine et le Japon.
Le concept de sociétés « sans histoire » n’est pas la seule idée que Marx et Engels partageaient avec d’autres "savants" suprémacistes blancs de leur époque. Autre exemple parfait : la notion selon laquelle les sociétés orientales ou asiatiques étaient le berceau d’une forme spécifique de "despotisme". L’expression "despotisme oriental" semble être apparue à l’origine dans De l’esprit des lois de Montesquieu et trouve plus tard ses échos dans les diatribes d’Engels contre la "barbarie asiatique" et "l’ignorance orientale". Montesquieu réapparaît lorsque Engels évoque avec dédain la « stupidité, l’ignorance érudite et la barbarie pédantesque » des Chinois, dont la culture, affirmait-il, ne représentait rien de plus qu’une « semi-civilisation pourrissante ».62
L’affirmation de Marx et d’Engels selon laquelle le monde non aryen serait demeuré immuable depuis des temps immémoriaux (l’Inde et la Chine servant de prototypes) ne peut signifier qu’une chose : ils considéraient les sociétés non aryennes comme dépourvues de tout mécanisme interne de changement social et de développement. Ce qui est intéressant dans cette thèse, c’est qu’elle est en flagrante opposition avec toute évaluation scientifique de l’histoire et de la société fondée sur une approche matérialiste et dialectique. L’idée qu’il puisse exister des sociétés humaines dont le seul "mouvement" consisterait en une répétition incessante du statu quo est, pour le moins, profondément anti-matérialiste et intrinsèquement anti-dialectique.
On trouve un autre exemple de la façon dont leur raisonnement devient anti-scientifique lorsqu’ils traitent des sociétés non aryennes dans l’équivalence constante qu’ils posent entre la modernisation, l’industrialisation et la culture occidentale. Dans leurs écrits sur les sociétés de l’Est, ils parlent sans cesse d’"européanisation" ou d’"occidentalisation" de pays comme l’Inde et la Chine dans un contexte où le terme approprié est, de toute évidence, industrialisation. En identifiant le développement de la technologie et de l’industrie avec l’européanisation et / ou l’occidentalisation, Marx et Engels suggèrent clairement que les premières ne sont possibles que dans le cadre de ce qu’on appelle les "valeurs occidentales". Autrement dit, ils donnaient une dimension culturelle à la capacité de développer la technologie et l’industrie ! À l’évidence, Marx et Engels ne pouvaient concevoir que des sociétés non aryennes deviennent "modernisées" ou industrialisées tout en conservant leurs cultures et valeurs propres.63
Ce qui précède montre simplement que, lorsqu’il s’agissait de mener une analyse scientifique de l’évolution socio-économique de l’humanité au-delà des frontières restreintes du monde aryen, les pères fondateurs du marxisme jetaient aux orties aussi bien le matérialisme que la dialectique. En tant qu’hommes blancs, imbus du sentiment de leur prétendue supériorité raciale, Marx et Engels étaient des adeptes résolus de la dichotomie raciste proverbiale qui segmente l’humanité en sociétés "civilisées" et "barbares", peuples "progressifs" et "régressifs", races "avancées" et "arriérées", hommes "supérieurs" et "inférieurs".
Aujourd’hui, ironie du sort, un siècle après la mort de Marx et d’Engels, des idéologues pro-impérialistes et suprémacistes blancs se réfèrent à leurs œuvres pour justifier la politique d’hégémonie et d’expansion du monde aryen. Révélatrice à cet égard est l’œuvre de deux savants blancs, publiée en 1964, intitulée Imperialism and Colonialism. On y lit :
« Si traumatisante qu’elle ait été pour ceux qui la subissaient, l’expansion de l’Europe outre-mer a été un puissant facteur de […] modernisation. En d’autres termes, le statut colonial fut le prix à payer pour être admis dans l’ère industrielle ; et il est bon de se rappeler que chaque société, sans exception, a dû détruire des hommes pour construire des machines. Karl Marx, par exemple, vit très vite la domination britannique en Inde sous cet angle. Peu importe à quel point ils pouvaient se comporter comme des "porcs" envers les indigènes, les Britanniques étaient un mal nécessaire, selon Marx, parce que leur apport des chemins de fer et de l’industrie sapait le système des castes qui empêchait la création d’un prolétariat occidentalisé. […] Les intuitions de Marx sur les effets modernisateurs de la domination impériale ne sauraient être ignorées. De plus, il ne faut pas négliger les aspects constructifs de la domination britannique en Inde et en Afrique, de celle des Français au Maghreb, ni les contributions moindres des Allemands en Nouvelle-Guinée et à Samoa. L’élimination des guerres tribales et des coutumes sauvages, la construction d’écoles, d’églises et d’hôpitaux, l’amélioration des communications par la construction de routes, de chemins de fer, de ponts et de ports, et la mise en valeur des ressources naturelles doivent toutes être prises en compte dans tout bilan final de l’impérialisme. »64
Le soutien de Marx et d’Engels à la colonisation occidentale et à la réduction de l’homme noir à l’état de pure marchandise ne peut être dissocié du caractère intrinsèquement suprémaciste blanc de leur vision du monde. Il en va de même de leurs idées sur l’évolution historique de la société humaine en général, du rôle "positif" qu’ils assignaient à l’esclavage en tant que système d’organisation économique, et de leur justification de la violence impérialiste comme facteur de "progrès" historique. Que ces vues se soient cristallisées en une structure complexe de "lois universelles" et de "principes généraux" (connus aujourd’hui sous le nom de "marxisme-léninisme") ne doit pas nous faire oublier qu’elles faisaient partie intégrante des convictions de Marx et d’Engels concernant la "supériorité" de leur propre race, de leur société et de leur zone géographique.
Marx et Engels ont lié la possibilité de l’avènement du socialisme en Occident à l’asservissement et au meurtre de millions de Noirs et à la destruction de leurs sociétés "stagnantes". Il n’est donc pas surprenant qu’ils aient considéré le colonialisme, la traite négrière et le système des plantations des Amériques comme "révolutionnaires" et "progressistes".65
56. Karl Marx, Misère de la philosophie (Éditions Sociales, Paris, 1968), pp. 120-121. C’est nous qui soulignons.
57. F. Engels, Anti-Dühring, Lawrence & Wishart, Londres, 1969, 5e impression, p. 216. (C’est nous qui soulignons.)
58. Ibid., pp. 216-217.
59. On pourrait comparer cette déclaration d’Engels à celle de deux apologistes contemporains de l’impérialisme qui, dans un volume parrainé par l’UNESCO sur « l’histoire » de l’humanité, ont écrit ceci : « Le progrès matériel accompli par l’homme n’aurait pu être réalisé sans le travail forcé, ni être maintenu sans lui. L’institution de l’esclavage était traditionnelle, universelle et essentielle au progrès humain. […] » (J. Hawkes & L. Woolley, History of Mankind, vol. I, Harper & Row, New York, 1963, p. 832. C’est nous qui soulignons.)
60. Marx et Engels, Historisch-kritische Gestamtausgabe, op. cit., vol. 3, partie I, pp. 15, 298. (Cité dans : M. M. Bober, Karl Marx’s Interpretation of History, op. cit., p. 131.)
61. W. F. Hegel, The Philosophy of History, traduit par J. Sibree et édité par C. J. Friedrich, New York, 1936, pp. 16, 103-106, 139.
62. F. Engels, "Persia-China,” New York Daily Tribune, 5 juin 1857 ; Marx et Engels, On Colonialism, op. cit., pp. 102, 106.
63. Ce trait particulier de la pensée de Marx et Engels trouve aujourd’hui son prolongement théorique dans l’insistance de marxistes blancs contemporains pour que leurs homologues non aryens sacrifient leur intégrité nationale, culturelle et raciale sur l’autel de la "fraternité universelle" et de la "solidarité prolét-aryenne internationale" comme préalable à l’admission dans "l’univers du communisme moderne".
64. George H. Nadel & Perry Curtis, Imperialism and Colonialism, MacMillan Co., New York, 1964, pp. 24-25. (C’est nous qui soulignons.)
65. Aujourd’hui, même parmi les plus fervents défenseurs de la "fraternité internationale", de "l’unité prolétarienne internationale" et autres mots d’ordre, on découvre une conviction tenace : tant que la partie occidentale, ou aryenne, de l’humanité se développe, tout est justifié. Nous devons donc prendre conscience du grand risque que tout ce qui, demain, favorisera la poursuite de l’expansion de la branche aryenne de l’humanité, aux dépens des trois quarts restants, puisse de nouveau être présenté comme une sorte de "nécessité historique" exigée pour le développement de "l’humanité". C’est à cet égard que l’analyse de l’attitude des pères fondateurs du marxisme vis-à-vis du colonialisme, du racisme, de la traite et de l’asservissement des Noirs dans les Amériques, est édifiante.
V
Si la colonisation et l’exploitation constituaient la base de la "révolution" en Occident, que se passerait-il après le renversement du pouvoir bourgeois, lorsque le prolétariat aurait saisi le pouvoir et instauré le socialisme dans les nations aryennes "civilisées" ? Que ferait-on alors de ces terres colonisées et de ces peuples soumis à l’impérialisme occidental ?
Pour les pays comme l’Afrique du Sud (qui, à l’époque de Marx et Engels, était encore une colonie de la Grande-Bretagne), où la population de colons blancs, bien que numériquement minoritaire, constituait néanmoins le groupe politique et économique dominant, Marx et Engels prirent une position résolument pro-colons blancs. En ce qui concerne les pays peuplés d’une majorité blanche, comme l’Irlande, le Canada et l’Australie (qui étaient alors aussi des colonies de l’Angleterre), les fondateurs du marxisme plaidèrent pour l’indépendance totale et immédiate.66
Cependant, leur attitude envers les peuples colonisés non aryens n’était pas aussi généreuse : l’indépendance totale était impensable. Engels proposa franchement qu’une fois le prolétariat arrivé au pouvoir, les colonies noires et jaunes d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques soient remises au prolétariat européen victorieux — ce que l’on pourrait appeler un "colonialisme socialiste prolét-ARYEN". Dans l’hypothèse où l’une de ces colonies "semi-civilisées" prendrait les devants et mènerait une révolution par elle-même, Engels proposait qu’on la laisse suivre son cours, car le prolétariat occidental serait trop occupé à se libérer de l’exploitation capitaliste pour s’engager dans des guerres coloniales. Plus tard, toutefois, Engels évoqua de manière inquiétante la possibilité de « guerres défensives prolét-aryennes de divers types » !!!
Ces vues furent exposées par Engels dans une lettre à Karl Kautsky datée du 12 septembre 1882 :
« À mon avis, les colonies proprement dites, c’est-à-dire les pays occupés par une population européenne — le Canada, le Cap [Afrique du Sud], l’Australie — deviendront toutes indépendantes ; par contre, les pays habités par une population indigène, qui sont simplement subjugués — l’Inde, l’Algérie, les possessions hollandaises, portugaises et espagnoles — doivent être pris en charge provisoirement par le prolétariat et menés aussi rapidement que possible vers l’indépendance. La manière dont ce processus prendra place est difficile à dire. […] Une fois l’Europe réorganisée, et l’Amérique du Nord également, cela fournira une puissance si colossale et un exemple si frappant que les pays semi-civilisés suivront d’eux-mêmes dans leur sillage ; les besoins économiques, en tout cas, y veilleront. Mais quant aux phases sociales et politiques que ces pays devront traverser avant d’arriver eux aussi à l’organisation socialiste, je pense qu’aujourd’hui nous ne pouvons avancer que des hypothèses plutôt oiseuses. Une seule chose est certaine : le prolétariat victorieux ne peut imposer aucun cadeau d’aucune sorte à une nation étrangère sans saper par là même sa propre victoire. Ce qui, bien entendu, n’exclut en rien des guerres défensives de divers types. […] »67,68
En examinant la position de Marx et Engels sur cette question, d’Encausse et Schram ont souligné « l’attitude condescendante de Marx envers les "natifs" d’Asie et d’Afrique, dans laquelle on peut entrevoir un embryon de justification de la politique de "tutelle" des nations civilisées sur les "peuples immatures" » du monde non aryen.69 Il convient de souligner que cette attitude présente une ressemblance frappante avec des notions similaires exprimées plus tard par les principaux partis socialistes européens de la "Deuxième Internationale" (Congrès d’Amsterdam, 1904, et Congrès de Stuttgart, 1907). Des dirigeants socialistes, tels que Van Kol, David Bernstein et d’autres, proposèrent une "politique coloniale socialiste" à exercer par le prolétariat occidental sur les parties du monde jugées "sauvages" et "barbares".70
Les fondateurs du marxisme considéraient la colonisation d’une population aryenne comme une injustice, un affront à l’humanité et un scandale contraire aux intérêts supérieurs de la cause prolét-ARYENNE internationale. Pour la majorité à peau sombre de l’humanité, en revanche, la colonisation, l’oppression et l’esclavage devenaient des facteurs "régénérateurs", "civilisateurs" et "révolutionnaires". Marx et Engels n’ont jamais conçu leur idéologie autrement que comme une idéologie strictement prolét-ARYENNE. En cela, ils furent clairs et constants.
Il est certain que s’ils avaient interrogé les victimes de la "mission civilisatrice" de l’homme blanc, ils auraient rencontré des points de vue radicalement différents des leurs. Peu auraient loué les avantages "régénérateurs" d’une journée de 18 heures sous le fouet du maître. Encore moins auraient reconnu la "mission historique" de bandes aryennes sauvages ravageant des villages pacifiques. Moins encore se seraient réjouis des "perspectives socialistes" ouvertes par ce commerce qui arrachait hommes, femmes et enfants à leurs terres et à leurs familles pour les entasser dans la cale suffocante du navire négrier et endurer la longue traversée vers les plantations des Amériques. Personne n’aurait consenti au sacrifice de millions et de millions de travailleurs à la peau noire pour permettre à l’humanité bourgeoise et prolét-ARYENNE de bondir dans une ère d’abondance matérielle sans précédent et de suprématie industrielle et technologique incontestée.
66. Malheureusement pour les Slaves d’Europe orientale et les Arabes sémites (qui, comme on l’a déjà souligné, appartiennent en fait à la race aryenne), Marx et Engels les ont rangés dans le même sac que les Asiatiques jaunes, une erreur que les marxistes s’emploient aujourd’hui à corriger scrupuleusement.
67. F. Engels, lettre à K. Kautsky, écrite le 12 septembre 1882 ; Marx & Engels, On Colonialism, op. cit., p. 292. (C’est nous qui soulignons.)
68. Il convient de noter que la version française de ce texte, publiée par les Éditions en Langues Étrangères, Moscou, présente des différences notables avec la version anglaise publiée par la même maison d’édition. De plus, plusieurs coupures (…) interviennent à des endroits importants de la lettre d’Engels.
69. Hélène d’Encausse & S. Schram, Marxism and Asia, op. cit., p. 16.
70. Pour un compte-rendu détaillé des principaux discours et propositions sur cette question, présentés par les délégués de premier plan de la "Deuxième Internationale", voir Hélène C. d’Encausse & Stuart Schram, Marxism and Asia, Allen Lane Penguin Press, Londres, 1969, pp. 149-167.
Conclusion
De nos jours, pour sauver la réputation de leurs pères fondateurs, les marxistes aryens inventent toutes sortes d’excuses posthumes pour Marx et Engels. Ces apologistes se livrent à de multiples et ingénieuses acrobaties intellectuelles pour nous faire croire que les architectes du marxisme ne voulaient pas vraiment dire ce qu’ils ont dit, mais voulaient dire ce qu’ils n’ont pas dit. On nous demande de comprendre la "nature dialectique" de leurs déclarations pro-esclavagistes, pro-colonialistes, pro-impérialistes, suprémacistes blanches (et germaniques). La "complexité" de leur pensée et de leur processus analytique est aussi invoquée par les apologistes, comme pour nous intimider afin que nous avalions le racisme grossier de Marx et d’Engels.71
Si l’on en croit les propagandistes du marxisme aujourd’hui : (a) les "génies" jumeaux (Marx-Engels) ne pouvaient commettre aucun mal, ni vouloir de mal, ni faire le mal ; par conséquent (b) toutes les races, tous les peuples et toutes les sociétés peuvent — ou plutôt doivent ! — se prosterner sans crainte devant leur autel intellectuel. En fait, on nous dit que les "erreurs" de jugement de Marx et d’Engels à propos des sociétés et des peuples noirs, ainsi que leurs vues sur la race, « auraient sans aucun doute été révisées s’ils avaient eu la chance de connaître à leur époque des marxistes noirs cultivés (sic) et intelligents (sic) comme il en existe aujourd’hui ».72
Si l’œuvre de Marx et Engels s’était centrée sur les sciences naturelles, leurs opinions suprémacistes blanches ne mériteraient guère d’être mentionnées puisque le racisme fut, pendant des siècles innombrables, la pierre angulaire de la civilisation, de la culture et de la psychologie aryennes. Mais comme leur travail portait sur l’histoire de l’homme et de la société, leur racisme prend une importance singulière. Nul doute que le travail de ces deux Européens (culminant dans une brillante étude du développement et des mécanismes internes du capitalisme du XIXe siècle) aboutit à la première évaluation cohérente des principaux facteurs sous-jacents à l’évolution sociale de l’Occident. Nul doute que leurs travaux ont beaucoup contribué à introduire un ordre nécessaire dans l’étude générale de l’histoire. Et nul doute que leurs écrits ont apporté certains éléments indispensables à la compréhension des dynamiques sous-jacents de l’évolution socio-économique des communautés humaines en général.
Au-delà de ces vérités évidentes, il faut aussi observer — et cela est tout aussi évident — que les conclusions de Marx et d’Engels furent le produit de recherches menées exclusivement dans le cadre de la société aryenne. Et c’est là que réside le problème, car les conclusions dérivées de leurs enquêtes historiques, centrées sur le monde aryen, sont devenues les "lois" et "principes généraux" d’une idéologie prétendument universelle.
Aucune évaluation réellement scientifique de l’évolution historique des sociétés précoloniales d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques ne peut être entreprise avec succès en appliquant aveuglément les principes marxistes-léninistes. Appliquer le dogme marxiste à l’évolution des sociétés non aryennes implique inévitablement l’acceptation d’un schéma théorique entièrement conforme à la vision du monde suprémaciste blanche. Il semble clair qu’il faut réfléchir beaucoup plus sérieusement au rôle qu’une orientation manifestement raciste a joué dans l’élaboration des "lois" sociales, politiques, économiques et culturelles qui forment le noyau de la philosophie marxiste-léniniste. Cet aspect de la question prend encore plus de poids aujourd’hui, lorsque le marxisme-léninisme nous est présenté comme le seul cadre de pensée et d’action révolutionnaires capable de fournir au monde noir les instruments idéologiques de son émancipation totale.
Nous devons poser cette question : une idéologie taillée exclusivement à la mesure d’un modèle occidental, conçue pour servir uniquement les intérêts prolét-ARYENS, et construite de manière à confirmer, approuver et prolonger les postulats fondamentaux de la suprématie blanche, peut-elle servir de guide à la partie de l’humanité la plus directement soumise à la suprématie aryenne internationale ? Une idéologie qui incorpore des principes philosophiques subtilement racistes peut-elle servir d’outil ou d’arme contre le racisme ?
Les jugements politiques, les conclusions théoriques et les analyses philosophiques de Marx et d’Engels sur les questions les plus générales furent naturellement conditionnés par le fait qu’ils étaient des Occidentaux, non des Africains ou des Asiatiques ; des Blancs, non des Noirs ou des Jaunes ; des hommes libres du XIXe siècle, non des esclaves ou des sujets coloniaux. Il est donc clair que leur évaluation politique, idéologique, culturelle et historique de l’humanité non européenne doive être sérieusement remise en cause. Nous devons également contester les prétentions "universalistes" de certaines "lois générales" issues d’un moule socio-économique et culturel strictement aryen. Et, plus important encore, nous devons interroger profondément l’utilité même du marxisme-léninisme pour résoudre des problèmes auxquels, en vérité, il n’apporte aucune réponse.
71. Voir : Carlos Rafael Rodriguez, "Lenin y la Cuestion Colonial", CASA, La Havane, Cuba, mars-avril 1970, pp. 7-12. Cet article, rédigé par un haut dirigeant du Parti communiste cubain, est l’une des tentatives les plus éhontées des marxistes blancs pour justifier l’orientation suprémaciste blanche de Marx et Engels.
72. Tel était l’argument exposé à l’auteur de cette brochure en 1968 par un marxiste français, dans une conversation portant sur les problèmes abordés tout au long de ces pages. Il est clair que l’embarras des marxistes blancs contemporains lorsqu’on les met face au suprémacisme blanc manifeste de leurs pères fondateurs vient plus de considérables tactiques plutôt que d’un réel désaccord avec les notions fascisantes de Marx et Engels.