Problème des universaux
Brochure publiée le 10/06/2025.
Table des matières
- Avant-propos
- Introduction
- Chapitre 1 : Réalisme
- Chapitre 2 : Nominalisme
- Chapitre 3 : Conceptualisme
- Chapitre 4 : Aspects historiques
- Conclusion
Avant-propos
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Les brochures véristes sont une série de documents visant à aider ceux qui veulent se joindre à notre combat par le partage d’informations. Nous encourageons ceux qui ne nous connaissent pas à se renseigner avant de les lire.
Pour résumer, nous considérons que l’écologie profonde est la problématique la plus urgente de notre temps et que sa cause est la vision du monde matérialiste qui est dominante à notre époque. Pour faire face à cette crise, nous appelons à la formation d’une élite qui fondera un réseau de villages susceptible de résister à l’effondrement à venir et de faire surgir une nouvelle civilisation de ses cendres. Celle-ci aura nécessairement pour socle une spiritualité authentique.
Ces brochures ont donc deux objectifs. Le premier est de résumer notre position sur un ensemble de sujets afin que nos membres et sympathisants puissent se faire une idée claire de notre projet de société. Sans projet commun, l’action commune n’est pas possible ; il faut donc se coordonner et s’organiser. Le second est de leur donner des outils pour contribuer efficacement à la réalisation de notre grand projet.
Bien que le public cible soit nos membres et sympathisants, le contenu de ces brochures n’est pas secret. Elles peuvent être lues par n’importe qui souhaitant se renseigner sur notre mouvement.
La reproduction et la copie de ces brochures est autorisée aux conditions suivantes : que le texte ne soit pas modifié, qu’il soit explicitement attribué au mouvement vériste, et que la distribution n’engendre aucun profit.
Introduction
Commençons par dire que le présent texte doit beaucoup à la présentation du problème par Edward Feser dans The Last Superstition. Nous en avons repris de larges parties presque textuellement.
Le problème des universaux est une querelle qui a déchiré le monde intellectuel médiéval. C’est une interrogation sur la nature des concepts généraux et des catégories, compte tenu du fait que nous vivons dans un monde fait d’entités distinctes. Lorsque l’on regarde autour de nous, nous voyons ces entités distinctes : un chat en particulier, un arbre en particulier, une pomme en particulier, etc. Pourtant, on parle aussi de concepts généraux et de catégories qui s’appliquent à ces entités : les chats, les arbres, les pommes, etc. On ne peut pas voir et toucher la félinité en général, seulement des chats particuliers. C’est que que l’on appelle des « universaux ». Le problème apparaît lorsque l’on cherche à saisir la nature de ces universaux : que sont-ils, est-ce qu’ils existent d’une certaine façon ?
Prenons un camion de pompier et un panneau stop. Ils ont tous deux la propriété d’être rouges, la rougeur. Qu’est-ce que ça signifie, concrètement ? Est-ce qu’il existe une « rougeur » réelle à laquelle le camion et le panneau participent tous les deux ? Ou est-ce que « rouge » n’est qu’un mot que l’on utilise, une étiquette pratique pour regrouper des choses qui se ressemblent d’une certaine façon ? Ou alors, est-ce que ce ne sont que des concepts et des constructions mentales qui n’existent pas en dehors de l’esprit humain ?
Les trois principales positions sont :
- Le réalisme : Les universaux existent, sont réels et ne peuvent pas être réduits aux choses matérielles qui les exemplifient. Par exemple, on peut considérer qu’ils existent dans une sorte de monde immatériel, comme le disait Platon.
- Le nominalisme : Les universaux ne sont pas réels, ce ne sont que des mots.
- Le conceptualisme : Les universaux ne sont pas réels, ce ne sont que des constructions mentales.
Le réalisme nous vient de l’Antiquité, notamment de Platon et d’Aristote. Pour cette raison, les réalistes du Moyen Âge étaient connus comme « les Anciens » (Via Antiqua), par opposition aux « Modernes » (Via Moderna), à savoir les nominalistes, dont l’école venait de naître. Domingo Soto (1494–1560), qui était familier avec les deux systèmes, avait résumé la question en disant que la position ancienne est plus difficile à comprendre alors que la position moderne est plus difficile à croire. Compte tenu du milieu culturel de l’Occident contemporain, on peut considérer que la plupart des lecteurs trouveront déjà la position moderne plus intuitive ; nous nous concentrerons donc surtout sur pourquoi elle est plus difficile à croire une fois que tous les termes du débat ont été posés.
C’est une question qui a un certain nombre de conséquences car la façon dont on aborde la nature du monde colore nécessairement tout ce que celui-ci contient.1 Par exemple, le réalisme mène à la spiritualité car il considère que le monde matériel dépend d’un domaine immatériel transcendant pour exister, alors que l’anti-réalisme mène au matérialisme pour une raison symétrique. Le réalisme amène aussi à considérer que le bien et le mal sont des réalités objectives qui viennent de la nature même des choses alors que l’anti-réalisme, en niant que les choses aient des natures, amène à les considérer comme conventionnels et arbitraires. Il en va de même pour le beau, et donc les théories esthétiques. De même, si le réalisme est vrai, alors la vérité est quelque chose de réel et d’accessible, alors que si l’une des alternatives est vraie, alors il n’y a plus de vérité mais seulement des constructions linguistiques et culturelles humaines. Ce n’est pas qu’une question métaphysique abstraite, elle apporte un éclairage essentiel à la façon dont on comprend la structure même du cosmos et notre place dans celui-ci.
1. Le principal texte sur les conséquences du nominalisme sur la société est Ideas Have Consequences de Richard M. Weaver. Le titre est un jeu de mots car les essences étaient appelées "idées" par Platon. Pour un traitement beaucoup plus complet de la même question, voir Pitirim Sorokin, Social and Cultural Dynamics, en quatre tomes, qui traite principalement des effets respectifs de la spiritualité et du matérialisme sur les sociétés historiques.
Chapitre 1 : Réalisme
Tout d’abord, il faut garder à l’esprit que le réalisme est une école assez diverse. Il y a des différences plus ou moins importantes entre le réalisme de St Thomas d’Aquin et celui de John Duns Scot, par exemple. Techniquement, les différences entre ces variantes font également partie du problème des universaux, mais c’est là une sous-question beaucoup moins importante que de trancher entre le réalisme et l’anti-réalisme.
Il s’agit donc d’une école qui dit que les universaux sont réels et qu’ils s’exemplifient dans les choses. Lorsque l’on manipule des concepts tels que la félinité, on parle de choses réelles ; notre esprit peut accéder aux universaux, et auquel cas, ils y existent également, en plus d’exister dans les choses. Ces universaux réels sont appelés « formes », « essences », « substances »,2 ou encore « idées », sous-entendu les idées de Dieu.3
Le réalisme est étroitement associé à la métaphysique en général. En effet, il pose l’existence d’une structure logique et abstraite au monde qui préexiste à celui-ci, à la nature. Il devient dès lors légitime de l’étudier, d’étudier ce qui est « au-delà de la nature ».4
Au cours des siècles, un certain nombre d’arguments ont été développés en faveur de cette position. Les plus anciens du corpus occidental remontent à Platon, bien que l’on en trouve des similaires au sein d’autres civilisations, comme en Inde ou en Chine. En voici certains parmi les plus représentatifs :
— L’unité dans la multiplicité. La triangularité, le rouge, la nature humaine, etc., ne sauraient être réduits à tel ou tel triangle, chose rouge ou être humain, ni même à un ensemble de ces choses. Tous les triangles pourraient disparaître et pourtant la triangularité ne disparaîtrait pas avec eux, elle pourrait réapparaître à l’avenir. Certaines choses sont triangulaires, ou rouges, alors qu’aucun esprit humain n’en a conscience. La triangularité, le rouge, la nature humaine, etc., ne sont donc ni des choses matérielles, ni des ensembles de choses matérielles, ni ne dépendent de l’esprit humain pour exister.
— La géométrie. Avec la géométrie, nous manipulons mentalement des lignes parfaites, des angles parfaits, des cercles parfaits, etc., et nous découvrons des faits objectifs sur eux, comme que les angles d’un triangle euclidien font 180° si on les additionne.5 Ce sont des faits objectifs : nous les avons découverts et non inventés, nous ne pourrions pas les changer même si nous le voulions. Pour cette raison, ils ne dépendent pas de nos esprits pour être vrais. Ces faits sont nécessaires et inaltérables, ce qui n’est pas le cas des choses matérielles. D’ailleurs, les choses matérielles n’ont jamais la perfection des objets géométriques abstraits : leurs lignes ne sont pas tout à fait droites mais ont de petites imperfections, elles ont une épaisseur qui n’est pas de zéro, etc. Pour cette raison, les vérités géométriques ne dépendent pas du monde matériel ; ce sont des faits immatériels.
— Les mathématiques en général. Les vérités mathématiques en général sont nécessaires et inaltérables, alors que le monde matériel et l’esprit humain sont contingents et changeants. Elles étaient vraies avant que le monde matériel et nos esprits n’existent,6 et resteraient vraies même s’ils cessaient d’exister. Donc les objets dont parlent ces vérités, comme les nombres, ne peuvent être ni matériels ni mentaux, mais à la fois immatériels et réels, objectifs. De plus, la série des nombres n’a pas de fin, alors que l’univers contient une quantité finie de choses matérielles et qu’un esprit humain contient une quantité finie d’idées ; donc la série des nombres ne saurait être ni matérielle, ni mentale.
— La nature des propositions. Nous avons vu que certaines propositions, comme 2 + 2 = 4, sont nécessairement vraies et le resteraient même si ni le monde matériel ni l’esprit humain n’existaient. Cependant, même des propositions contingentes continueraient d’être vraies. Par exemple, « Jules César a été assassiné pendant les Ides de Mars » resterait vrai même si le monde entier et tous les esprits humains cessaient d’exister demain. Si ni le monde matériel ni l’esprit humain n’existaient, la proposition « il n’y a pas de monde matériel ni d’esprit humain » aurait été vraie, ce qui implique qu’elle ne soit pas réductible à quoi que ce soit de matériel ni de mental. Et ainsi de suite.7
— La nature de la vérité. On considère généralement qu’une idée est vraie si elle correspond à la réalité. Par exemple, l’idée « le chat est sur la table » est vraie dans la mesure où le chat est effectivement sur la table. Cependant, le chat a un volume, il est fait d’os, de muscles et de poils, ce qui n’est pas le cas de l’idée que l’on s’en fait. Qu’est-ce qui permet d’établir une correspondance entre les deux ? La réponse est qu’ils ont le même rapport que celui qui existe entre une carte et le territoire qu’il représente : ils ont la même forme. Cela implique que les choses aient effectivement des formes, ce qui revient à dire qu’ils ont des essences, des natures.
Ces arguments permettent de comprendre la grande popularité du réalisme à l’Antiquité et au Moyen Âge. C’est une position qui permet d’apporter un certain éclairage sur un certain nombre de questions qui, sans cela, seraient restées obscures.
2. L’essence s’oppose à la substance, donc les deux termes ne peuvent pas être utilisés pour désigner la même chose dans un même système. Cependant, on peut observer un curieux renversement entre la philosophie grecque et la scolastique. Les Grecs auraient dit que la félinité est une essence et surtout pas une substance, mais les Scolastiques auraient dit l’inverse. Ça n’a pas d’impact sur la structure de leurs modèles, c’est juste une question de vocabulaire, mais cela peut surprendre lorsque l’on est habitué à un système et que l’on passe à l’autre. C’est d’autant plus surprenant que les scolastiques ont beaucoup puisé dans la philosophie grecque.
3. Par exemple, le philosophe Boèce considérait que les formes existent d’abord avant les choses (universalia ante rem), dans l’esprit de Dieu, puis sont exemplifiées dans les choses (universalia in re), et finalement existent après les choses, dans les esprits qui y ont accédé via leur contact avec les choses (universalia post rem).
4. "Physis" en grec signifie "nature". Aujourd’hui, la physique est surtout la science du mouvement et des particules, mais à son origine, il avait une signification bien plus large. Le terme "métaphysique" correspond en réalité assez bien au latin "surnature".
5. Autrement dit, si on collait les trois angles les uns aux autres, la dernière ligne d’un côté formerait un ligne droite avec la dernière ligne de l’autre côté.
6. C’est une question avant tout logique. Même si on considère que le monde n’a pas eu de commencement temporel, étant donné que les lois mathématiques président à son fonctionnement, elles lui sont logiquement antécédentes. D’ailleurs, cela a mené certains philosophes naturalistes, comme D. M. Armstrong et W. V. O. Quine, à accepter le réalisme car les sciences modernes ont des fondements mathématiques trop importants, qui les contraignent à accepter que les vérités mathématiques sont nécessaires et immatérielles.
7. Les difficultés qui apparaissent lorsque l’on veut identifier les propositions à quelque chose de matériel ou de mental ne sauraient être réduites à ces quelques exemples. Voir Alvin Plantinga, Warrant and Proper Function, chapitre 6.
Chapitre 2 : Nominalisme
Le nominalisme est la première école alternative au réalisme. La position nominaliste est que les universaux, les nombres, les propositions, etc., n’existent pas en tant que tels. À la place, il n’y a que des termes généraux que l’on applique à un certain nombre de choses. Par exemple, il y a le terme général « rouge », que l’on applique à divers objets, mais il n’y a pas de « rougeur », de rouge-en-soi. Dans ce cas, qu’est-ce qui fait qu’on les groupe ensemble ? Ça ne peut pas être purement arbitraire, car toute personne est capable d’identifier comme rouge un objet qu’elle n’avait jamais vu avant, et ce, indépendamment des autres, qui arrivent pourtant à la même conclusion.8 Les nominalistes se contentent de dire qu’effectivement, ces objets se ressemblent, en refusant de préciser en quoi consiste leur ressemblance.
Le nominalisme est surtout associé à Guillaume d’Ockham, dont le nom est aujourd’hui surtout associé au principe de parcimonie, le « rasoir d’Ockham ». En réalité, ce principe était partagé par l’ensemble des philosophes scolastiques et trouve son origine chez Aristote.9 On entend parfois que le nominalisme est une application du rasoir d’Ockham dans la mesure où le réalisme serait plus complexe, stipulant l’existence d’un plus grand nombre d’entités, que le nominalisme. Ockham lui-même ne dit jamais cela, et de toute façon, tous les philosophes médiévaux adhéraient à ce principe, y compris les réalistes.10 Par exemple, dans la Somme Théologique, le philosophe réaliste St Thomas d’Aquin dit : « ce qui peut être accompli par des principes en petit nombre ne se fait pas par des principes plus nombreux ».
Il faut comprendre que le principe de parcimonie dit qu’il faut préférer la théorie la plus simple quand toutes choses sont égales par ailleurs, c’est-à-dire quand on ne peut pas utiliser de moyens plus directs pour comparer les hypothèses. Or, ici, toutes choses ne sont pas égales par ailleurs. Il y a des arguments pour et contre les différentes positions qui, s’ils fonctionnent, permettent de trancher la question.
L’argument de Guillaume d’Ockham en faveur du nominalisme était que, s’il est dans l’essence du feu de produire de la chaleur, alors Dieu lui-même ne pourrait pas faire qu’il en soit autrement, ce qui limiterait l’omnipotence divine de manière intolérable.11 Il acceptait l’idée que le nominalisme revenait à rejeter les conceptions rationnelles du théisme, mais il disait que de toute façon, la vraie religion est quelque chose à laquelle on arrive par un saut dans la foi, et non par la raison. Cela contraste fortement avec l’image de proto-rationaliste que lui donne le « roman national » de la modernité. Ses contradicteurs affirmaient au contraire qu’arriver à Dieu par la raison est tout à fait respectable, et que si le prix à payer pour un théisme rationnel est que Dieu ne puisse pas faire qu’une contradiction logique soit vraie, alors ce n’était pas si cher payé.
Cela dit, les réalistes ont proposé plusieurs réfutations du nominalisme.
— Le problème de la nature de la ressemblance. Si l’on utilise un même mot pour désigner les choses rouges, c’est qu’elles se ressemblent. Les nominalistes refusent de préciser en quoi consiste cette ressemblance, mais il est évident que c’est parce qu’elles ont quelque chose en commun : leur rougeur.
— Le problème de la régression infinie. Comme l’a fait remarquer le logicien Bertrand Russell, la « ressemblance » sur laquelle se reposent les nominalistes est elle-même un universel.12 Les panneaux « stop » ressemblent aux camions de pompier, ce qui justifie qu’on utilise le même mot pour les désigner (« rouge »). L’herbe ressemble à la peau de Hulk, ce qui justifie qu’on les désigne par un même terme (« vert »). Et ainsi de suite. Nous faisons donc face à différents exemples d’un même universel, la « ressemblance ». Les nominalistes diraient qu’on les désigne par un même terme parce qu’ils se ressemblent tous, sans spécifier en quoi ou à quel niveau. Cependant, cette réponse ne fait que déplacer le problème en introduisant une méta-ressemblance qui a, à son tour, toutes les caractéristiques d’un universel. Le nominalisme tombe donc dans une régression infinie.
— Le problème de l’universalité des mots. Les nominalistes disent qu’il n’y a pas d’universaux comme la « rougeur », seulement des termes généraux comme « rouge ». Le problème est que le terme « rouge » est lui-même un universel. Quand Socrate dit « rouge », que Platon dit « rouge » et qu’Aristote dit « rouge », nous avons de toute évidence des instances différences d’un seul et même mot, qui les englobe toutes. Si ce n’était pas le cas, alors la communication serait impossible car on n’utiliserait jamais les mêmes mots. La logique elle-même serait compromise car on n’utiliserait même pas le même mot lorsque l’on pense, mais seulement des mots qui se ressemblent.
Ces deux problèmes permettent de constater que le nominalisme n’arrive pas à se débarrasser sérieusement du réalisme sans qu’il revienne au galop. D’ailleurs, on peut se demander si ce n’est pas justement cela qui donne au nominalisme son caractère plausible quand un néophyte en entend parler : qu’un même mot s’applique à différents exemples satisfait notre constatation qu’il y a quelque chose en commun entre tous ces exemples, mais précisément parce que, si c’est le même mot à chaque fois, alors la différence avec une essence n’est pas très claire. On pourrait dire la même chose de la ressemblance.
8. Comme les couleurs n’ont pas de limites bien nettes, il peut arriver des cas où on se demande si une couleur en particulier est du rouge ou du orange, voire du violet, mais il existe tout de même une partie du spectre lumineux pour lequel le consensus sera fort.
9. « Il vaut mieux prendre des principes moins nombreux et de nombre limité » — Aristote, Physique
10. Pour une déconstruction plus détaillée de ce mythe, voir William Thorburn, The Myth of Ockham’s Razor (archive).
11. À ce sujet, voir Edward Feser, Razor Boy (archive).
12. Bertrand Russell, The Problems of Philosophy, chapitre 9.
Chapitre 3 : Conceptualisme
Le nominalisme ayant montré ses limites, une deuxième école est apparue, le conceptualisme, qui répond au réalisme non pas en niant l’existence des universaux, mais plutôt en niant leur existence objective. Les universaux existent, disent les conceptualistes, mais seulement dans la tête. C’est une tentative de compromis entre le réalisme et le nominalisme, mais qui fait également face à d’importantes difficultés.13
Le principal est que cela mènerait à une forme de subjectivité radicale. Si les universaux n’avaient aucune base objective mais étaient purement subjectifs, cela voudrait dire qu’il n’y a pas un seul théorème de Pythagore mais que chacun a le sien. Il serait impossible de parler du théorème de Pythagore en général ; les interlocuteurs ne parleraient que du leur, sans pouvoir réellement communiquer. De même, si quelqu’un disait « cette pomme est rouge », alors les concepts et les liens logiques qui les unissent n’existeraient que dans sa tête et seraient inaccessibles à tous les autres. La possibilité même de la communication humaine s’en trouverait remise en cause. Un conceptualiste ne peut convaincre personne de la véracité du conceptualisme car la barrière de la subjectivité est impénétrable.
Cette critique a notamment été formulée par le logicien Gottlob Frege (1848–1925), qui défendait que la logique et les mathématiques sont des sciences décrivant des réalités objectives. Il s’opposait au psychologisme, doctrine qui cherchait à réduire les lois de la logique et des mathématiques à de simples principes psychologiques nés de l’esprit humain. Pour les psychologistes, ces sciences ne décrivent pas la réalité objective mais seulement la façon dont notre structure mentale nous fait appréhender cette réalité ; le lien avec le conceptualisme est clair.
Si on ajoute que nos structures mentales sont déterminées par un contexte historique et socio-culturel qui change en permanence, il en résulte un relativisme radical, dans lequel tous nos concepts, en passant par les sciences, jusqu’aux fondements mêmes de la logique, sont culturellement conditionnés et sujets à révision, sans jamais se connecter à la réalité objective autrement que par chance.
Bien sûr, on pourrait répondre que certains modèles scientifiques permettent de faire voler des avions et d’autres non, ce qui montre une connexion entre nos concepts et le monde tel qu’il est, mais le vrai problème est plus profond encore. Comme toutes les formes de relativisme, il se repose sur une contradiction : tout est relatif sauf le relativisme. Pour justifier le relativisme, il faudrait modéliser les forces culturelles — ou même évolutives — qui produisent nos concepts et utiliser des arguments pour défendre ce modèle. Seulement, pour ce faire, il faudrait nécessairement utiliser des universaux, comme la sélection naturelle ou les intérêts de classe, et les lier par des connecteurs logiques. Or, le but est justement de montrer que ces choses n’ont aucune validité objective : si elles n’existent que dans nos têtes, alors elles ne pouvaient pas exister avant l’apparition de l’esprit humain. Le conceptualisme scie la branche sur laquelle il est assis, il remonte dans le temps pour tuer son propre grand-père.
Emmanuel Kant disait que la logique et les mathématiques n’avaient certes aucun rapport avec la réalité, mais qu’elles étaient des éléments nécessaires de la nature humaine, que l’on ne pouvait pas changer. C’est certes une vision moins désastreuse que la précédente, mais elle souffre du même problème. En affirmant cela, Kant sous-entend qu’il a accès à une connaissance objective sur la nature de l’esprit humain, ce qui est justement censé être impossible puisqu’il n’y a pas de « nature de l’esprit humain » (ce serait un universel), et le défend avec la logique qu’il considère pourtant comme subjective.14 Le dilemme reste le même : s’il suit les conclusions logiques de sa théorie jusqu’à affirmer que nos concepts et notre logique n’ont aucune validité objective, alors il ne peut pas défendre sa position, et s’il la défend, alors cela contredit sa position. Tout cela est assez incohérent.
13. Si nous étions mauvaise langue, nous dirions que le réalisme dit que 2 + 2 = 4, le nominalisme que 2 + 2 = 6, et que le conceptualisme fait un compromis avec 2 + 2 = 5, ce qui ne fonctionne pas très bien si le but est de retrouver une arithmétique solide.
14. Le subjectivisme et le relativisme ne sont pas tout à fait la même chose. Ici, il s’agit d’un subjectivisme non relatif parce que les expériences subjectives auxquelles il fait appel seraient partagés par tous les esprits humains. La question est de savoir comment Kant ferait pour avoir accès aux expériences subjectives d’autrui pour affirmer cela.
Chapitre 4 : Aspects historiques
Certains pourraient se demander, si le réalisme est réellement ressorti vainqueur de la querelle des universaux, pourquoi est-il rejeté aujourd'hui, au point que le terme « essentialisme » soit presque perçu comme renvoyant à une forme de sophisme ?
Tout d’abord, il n’est pas clair que le réalisme ait réellement été rejeté. La plupart des gens, et même des philosophes professionnels, continuent de considérer la notion de vérité comme une correspondance entre les pensées et la réalité, ce qui revient à accepter implicitement le réalisme. Il faudrait plutôt dire qu’il y a eu des changements sociaux qui ont fait que la majorité des Occidentaux, et notamment des savants, se sont détournés des questions métaphysiques pour se tourner vers les questions scientifiques. La plupart de nos contemporains n’ont tout simplement pas d’opinion sur le problème des universaux car ils ne se sont jamais posé la question.
Cela dit, il faut prendre en compte l’aspect politique de la question. Au Moyen Âge, le réalisme était associé à l’Église catholique, étant défendu par des théologiens de renom tels que St Thomas d’Aquin et Jean Duns Scot. Par la force des choses, l’anti-nominalisme s’est donc retrouvé lié aux ennemis de l’Église. Les principaux étaient les princes allemands, le Saint-Empire romain germanique cherchant depuis longtemps à se débarrasser de la tutelle de Rome. Les historiens nomment ce conflit la querelle des guelfes (partisans du Pape) et des gibelins (partisans de l’Empereur). De manière générale, les puissants n’aiment pas être surveillés par une autorité spirituelle et morale indépendante ; ce fut également le cas de Philippe le Bel.
À l’époque de Guillaume d’Ockham, il y avait également un autre conflit entre une partie des franciscains, qui voulaient que l’Église renonce à ses richesses matérielles, et le clergé conventionnel. Le Saint-Empire les soutenait dans l’optique d’affaiblir l’Église. Ces accointances se voient dans la vie d’Ockham : il a passé vingt ans à la cour du Kaiser à écrire des traités pour expliquer que l’Église devrait être subordonnée à l’Empire et que le Pape était hérétique car il ne voulait pas priver l’Église de ses possessions matérielles. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il se soit également opposé aux aspects plus intellectuels des doctrines catholiques. Le Pape de l’époque, SS Jean XXII, l’excommunia et canonisa le réaliste Thomas d’Aquin.
Lors de la Renaissance, il y eut la réforme protestante, dont le premier représentant fut Martin Luther. Celui-ci était intellectuellement proche des nominalistes.15 On peut noter qu’il s’opposait au projet rationaliste des scolastiques : pour lui, la seule autorité en matière de foi devait être la Bible (sola scriptura), et on ne pouvait se rapprocher de Dieu que par la foi et la grâce (sola fide & sola gratia), pas par des efforts philosophiques humains. C’est là une attitude très proche de celle de Guillaume d’Ockham. Son absurdité se transforme en force, elle devient le signe de la foi aveugle de ses adhérents, prêts à renoncer à la logique par humilité, par opposition à l’orgueil intellectuel des philosophes scolastiques, qui pensent pouvoir arriver à des vérités spirituelles par la raison.
Toujours est-il que le protestantisme a lui aussi joui d’une grande protection des princes voulant se débarrasser de la tutelle morale de Rome. L’exemple le plus connu est certainement Henri VIII, un Roi d’Angleterre ayant rejoint la réforme protestante car le Pape refusait d’annuler son mariage. On peut également citer l’exemple de Philippe Ier de Hesse, qui rejoint le protestantisme en échange d’une approbation de la polygamie par Martin Luther, ce qui lui permit de prendre une seconde épouse. De nombreux autres princes se trouvèrent dans des situations similaires.
Dans une civilisation où il n’y avait pas de séparation de l’Église et de l’État, les réformes étatiques profondes qu’envisageaient les princes n’étaient pas possibles si elles ne s’accompagnaient pas d’un aspect religieux.
Or, il s’avère que ce sont les princes qui ont triomphé. Ils ont battu l’Église sur le terrain diplomatique et militaire et se sont empressés de transformer le catholicisme en une simple courroie de transmission de leur pouvoir quand ils le pouvaient, ou d’en saper l’influence quand cela se révélait impossible. Leur triomphe fut aussi celui du nominalisme, qui se retrouva ainsi projeté au rang de vérité académique « officielle » en dépit de sa faiblesse intellectuelle.
Il y a eu une sorte de cercle vicieux de déclin de la métaphysique, où l’on se désintéresse de celle-ci car le réalisme a été battu, et on oublie ce qu’était le réalisme car on se désintéresse de la métaphysique. Ce processus a fini par donner naissance à une société athée et matérialiste. Comme le réalisme contient en lui la promesse d’un retour de la métaphysique, lorsque nos contemporains le découvrent, il arrive régulièrement qu’ils cherchent à s’y opposer pour défendre leurs croyances et en viennent à réinventer le nominalisme ou le conceptualisme. C’est là quelque chose de parfaitement vain et voué à l’échec. Lorsqu’ils s’en rendent compte, certains rejoignent une religion, d’autres déclarent que c’est la question en général qui doit être rejetée comme sans intérêt. Dans la première catégorie, on peut citer les néo-thomistes, et dans la seconde, les positivistes logiques.
15. À ce sujet, voir l’article de Joshua Lim, Post Tenebras Lux?: Nominalism and Luther’s Reformation (archive).
Conclusion
Nous avons fait un rapide tour d’horizon du problème des universaux tel qu’il se présentait au Moyen Âge, en espérant avoir démontré que, bien que le nominalisme et le conceptualisme soient plus simples que le réalisme, ils présentent des difficultés conceptuelles insurmontables.
À vrai dire, nous avons tenue la simplicité de l’anti-réalisme pour acquise en pensant que nos lecteurs seront de toute manière d’accord avec cela. Si nous l’avions démontrée, cela aurait considérablement allongé et alourdi le présent texte. De même, nous ne sommes pas entrés dans les débats contemporains sur la composition, comme de savoir si les chaises existent ou s’il n’y a que des atomes arrangés en forme de chaises.16 Nous avons également évité de rentrer dans le débat qui consiste à savoir si la théorie de l’information est une reformulation supérieure du problème ou si elle n’est qu’une façon de le réintroduire subtilement.17 Ces deux axes de réflexion présupposent un certain nombre de données techniques qu’il nous aurait fallu introduire, doublant ou triplant la taille de ce document, pour ce qui ne sont en somme que des questions subalternes dont l’importance ne doit pas être surestimée. Nous n’avons pas non plus traité de la forme que cette querelle a prise dans le monde musulman ou indien pour la même raison.
En revanche, le cœur de la querelle des universaux telle qu’elle se présentait au Moyen Âge revêt une importance considérable quant à l’histoire des idées en Occident. Elle représente une première volonté de rupture avec le passé, les anti-réalistes s’étant nommés eux-mêmes « les Modernes », ainsi qu’avec la tutelle de l’Église, plus précisément avec sa théologie rationnelle. En vérité, cette rupture visait avant tout à débarrasser le pouvoir politique d’entraves morales qu’il estimait dérangeantes. Le fait que cette première déclaration d’indépendance de la modernité se soit appuyée sur des positions aussi intenables suffit à rendre suspect l’ensemble de l’édifice de la philosophie moderne18, notamment politique, mais également esthétique, éthique et logique.
16. On peut considérer que la réponse d’Aristote aux atomistes antiques anticipait déjà très largement ce débat et y a apporté une réponse conclusive. Notons que les atomistes antiques considéraient que la nature est composée de particules fondamentales ("atome" signifie "insécable"), leur approche n’avait aucun rapport avec les "atomes" de la physique moderne.
17. À ce sujet, voir Edward Feser, Aristotle’s Revenge, section 5.5 "Is computation intrisic to physics?"
18. Cependant, il n’y a pas nécessairement d’opposition avec la science moderne. Il ne faut pas croire que le succès de cette dernière suffise à justifier le bien-fondé de la philosophie moderne ; ce sont deux domaines distincts. De même, la laideur de l’architecture moderne n’implique pas que les équations de Maxwell soient fausses.