Vérisme

Temps et politique

Brochure publiée le 10/09/2025.

Table des matières

Avant-propos

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Les brochures véristes sont une série de documents visant à aider ceux qui veulent se joindre à notre combat par le partage d’informations. Nous encourageons ceux qui ne nous connaissent pas à se renseigner avant de les lire.

Pour résumer, nous considérons que l’écologie profonde est la problématique la plus urgente de notre temps et que sa cause est la vision du monde matérialiste qui est dominante à notre époque. Pour faire face à cette crise, nous appelons à la formation d’une élite qui fondera un réseau de villages susceptible de résister à l’effondrement à venir et de faire surgir une nouvelle civilisation de ses cendres. Celle-ci aura nécessairement pour socle une spiritualité authentique.

Ces brochures ont donc deux objectifs. Le premier est de résumer notre position sur un ensemble de sujets afin que nos membres et sympathisants puissent se faire une idée claire de notre projet de société. Sans projet commun, l’action commune n’est pas possible ; il faut donc se coordonner et s’organiser. Le second est de leur donner des outils pour contribuer efficacement à la réalisation de notre grand projet.

Bien que le public cible soit nos membres et sympathisants, le contenu de ces brochures n’est pas secret. Elles peuvent être lues par n’importe qui souhaitant se renseigner sur notre mouvement.

La reproduction et la copie de ces brochures est autorisée aux conditions suivantes : que le texte ne soit pas modifié, qu’il soit explicitement attribué au mouvement vériste, et que la distribution n’engendre aucun profit.

Introduction

Le vocabulaire politique contemporain contient des termes tels que « progressiste », « conservateur », « traditionaliste » ou « réactionnaire ». C’est une classification qui se repose sur un rapport au temps, à l’histoire. On pourrait dire qu’elles se reposent implicitement sur l’idée qu’il y aurait un « sens de l’histoire », qu’il faudrait soutenir ou combattre. Il va sans dire qu’une telle approche est tout à fait critiquable.

Parmi les objections habituelles, la première est que cette attitude se repose sur des jugements de valeur. Ceux qui ne croient pas en l’existence d’une morale objective — et ils sont assez nombreux à notre époque — ne peuvent donc pas y adhérer. Le futur ne peut pas être supérieur au passé si les notions même de "supérieur" et "d’inférieur" ne renvoient à rien de concret.

La deuxième objection est que l’on ne constate pas un progrès linéaire des sociétés. Les régimes fascistes ont montré que le progrès technologique pouvait très bien cohabiter avec des institutions sociales "réactionnaires". À vrai dire, il n’est pas évident du tout que l’histoire dans son ensemble soit linéaire ; les sociétés les plus anciennes n’ont souvent rien à envier à celles qui leur ont succédé. Par exemple, la médecine de l’Égypte antique était plus efficace que celle des Grecs ou des Romains.1

Nous allons éclaircir cette question en analysant les divers rapports au temps que l’on trouve aujourd'hui : le progressisme, le conservatisme, le traditionalisme et la spiritualité. L’objectif est de séparer le bon grain de l’ivraie, de voir ce qu’ils ont de bon mais aussi leurs limites.

Avant de commencer, il est important de préciser que nous traiterons avant tout de dynamiques et non de sujets précis. Par exemple, les progressistes contemporains sont souvent favorables à l’écologie pour des motifs propres à leur dynamique. Or, ce n’est pas parce que cette dynamique est critiquable que l’écologie le devient aussi. Il faut savoir faire la part des choses ; on peut avoir raison pour de mauvaises raisons. Même une horloge cassée donne l’heure juste deux fois par jour.

1. Étant donné que nous n’adhérons pas au relativisme moral, nous n’estimons pas que la première objection soit pertinente. La seconde l’est déjà plus, même si elle mériterait d’être agrémentée par une meilleure connaissance de la loi des cycles.

Chapitre 1 : Progressisme

La matière existe dans un flux permanent ; elle bouge, elle change, elle ne reste pas en place. Héraclite disait que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, celui-ci ayant changé entre temps. Le Bouddha enseignait que le monde qui nous entoure est fondamentalement impermanent.

Cela revient à dire que le monde terrestre est sujet au temps et au devenir. Le temps est ce dans quoi les changements ont lieu ; s’il n’y avait pas de changements, il n’y aurait ipso facto pas de temps non plus, ou du moins, pas de temps observable.

Pour cette raison, les matérialistes, c’est-à-dire les personnes considérant que seule la matière existe, ont tendance à penser la réalité sur le mode du devenir, du changement, du dynamisme, du mouvement, etc. C’est logique.2

Il est aussi logique, dans un cadre matérialiste, de considérer qu’il n’y a pas de morale objective, qu’il « n’y a pas de phénomènes moraux mais rien qu’une interprétation morale des phénomènes ».3 Après tout, il n’y a pas d’atomes de bien ou de mal, ce ne sont pas des phénomènes mesurables autrement que par la perception que les humains en ont. Dans une telle perspective, le dynamisme du monde a tendance à être perçu comme n’étant qu’« une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ».4

Cependant, on aurait tort de croire que simplement parce que A implique B, toute personne qui adhère à A adhère également à B. Il y a un grand nombre de personnes qui adhèrent au matérialisme, à l’idée que le monde est dynamique, sans pour autant considérer tous les jugements de valeur comme étant subjectifs et arbitraires. Pour eux, certains états de faits sont réellement préférables à d’autres. Or, comme tout change, il n’y a que deux options : soit les choses s’améliorent, soit elles s’empirent. Soit l’humanité progresse, soit elle régresse.

C’est ainsi que le matérialisme donne naissance au progressisme, c’est-à-dire à l’idée que les choses doivent sans cesse s’améliorer, progresser. Les progressistes considèrent qu’ils s’opposent aux "réactionnaires", qui voudraient que les choses régressent pour des raisons diverses — généralement de l’ordre de l’ignorance ou de l’intérêt personnel — et au conservatisme, qui n’a rien compris au caractère fondamentalement dynamique du monde et cherche à préserver un état précis, ce qui est impossible.

Les progressistes conçoivent généralement l’histoire du cosmos comme un grand progrès. Il y a d’abord la matière inerte, puis l’apparition de la vie, qui, par un processus d’évolution, devient de plus en plus complexe jusqu’à produire l’espèce humaine. L’histoire de cette dernière est marquée par un double progrès, technique et social, allant d’une préhistoire primitive et sauvage aux rêves glorieux de conquête spatiale que nous promet la science-fiction.5 Ce progrès est globalement linéaire, même s’il peut être temporairement retardé, comme lorsque la chute de Rome a donné lieu à un millénaire de Moyen Âge « obscurantiste », avant que l’histoire de l’humanité ne reprenne son cours normal avec la Renaissance.

Il est à noter que le progrès technique est largement à l’arrêt depuis plusieurs décennies, ce qui pousse les progressistes à se concentrer sur le social, mais en soi, les deux vont généralement de paire. C’est clair dans certains cas, comme celui du changement de sexe, que les "progrès" sociaux se reposent sur des avancées techniques, sans lesquelles ils seraient impossibles.

Comme le progressisme découle du matérialisme, il est presque tautologique de dire que le « progrès » dont il s’agit ne s’articule que sur des lignes avant tout matérielles. Les progressistes refusent l’idée que l’on puisse légitimement fonder le bonheur sur autre chose que les plaisirs physiques. L’idée même que l’on pourrait volontairement se détourner de ceux-ci pour se satisfaire de plaisirs plus spirituels leur paraît absurde, puisque le monde spirituel n’existe pas.6 Par conséquent, ils ne conçoivent l’avancement humain qu’en tant que la satisfaction toujours croissante des appétits. La forme la plus élémentaire de leur progrès est la croissance économique et technologique, qui permet à l’homme de dominer toujours plus la nature pour la forcer à se plier à ses envies.

Le progressisme social suit la même logique et cherche à maximiser l’accès aux ressources du plus grand nombre. Par exemple, il conçoit la politique sur le mode du contrat social (« démocratie »), c’est-à-dire d’une association volontaire de personnes dans le but de travailler ensemble à la satisfaction de leurs appétits. Il s’oppose aux discriminations car elles sont le signe d’une mauvaise distribution des ressources qui engendre des privations chez certains. Il s’oppose aux « privations de liberté » car elles gênent également la poursuite des plaisirs.

Cela ne veut pas dire que les progressistes ne parlent jamais de spiritualité, mais quand ils le font, c’est pour la contaminer avec des tendances matérialistes. Ils veulent y intégrer les idées de progrès, d’évolution, de justice sociale, et y déraciner les tendances perçues comme contraires, comme le puritanisme, les dogmes, la hiérarchie, etc. L’exemple le plus frappant est celui du Bouddhisme, qu’ils ont voulu réduire à n’être qu’une « philosophie du bonheur »7, un outil de développement personnel. En somme, le spirituel doit être réduit à n’être qu’un moyen au service de fins matérielles, ce qui est une inversion des valeurs. Dans toute civilisation traditionnelle, ce sont les moyens matériels qui sont mis au service de valeurs supérieures.

D’ailleurs, d’un point de vue spirituel, le progressisme répond bel et bien à une logique interne, il n’est pas que la simple juxtaposition incohérente de l’idée que seule la matière existe avec la croyance en une morale objective. Le dynamisme de la nature a effectivement un sens, et c’est celui d’un pourrissement croissant, que les scientifiques appellent « entropie ». Là où les religions conçoivent leur rôle comme une lutte constante — et vouée à l’échec — pour maintenir l’ordre contre la tendance entropique de l’univers, les progressistes œuvrent au contraire pour l’accélération de cette dernière, ce qui en fait une forme de satanisme. Leur erreur est de croire que la tendance "naturelle" du monde mène à un progrès plutôt qu’à un pourrissement.8

Pour finir, ajoutons que le progressisme est historiquement très lié à un certain ethnocentrisme, c’est-à-dire « la conception selon laquelle notre propre groupe est le centre de toutes choses, tous les autres groupes étant mesurés et évalués par rapport à lui » (William Graham Sumner), plus précisément celui des Occidentaux. C’est exclusivement l’Occident qui fournit le modèle historique et le prototype social du « progrès », avec la révolution industrielle et les Lumières. Les progressistes doivent nécessairement l’utiliser comme maître-étalon de l’humanité, à partir duquel tous les autres peuples doivent être mesurés et qu’ils ont le devoir d’imiter s’ils veulent prétendre à un certain niveau de civilité. Le progressisme a une rhétorique universaliste, mais ce n’est que parce qu’il est tellement convaincu de la supériorité occidentale qu’il la considère comme une vérité universelle. En vérité, sa structure interne est profondément néocoloniale : il faut amener le « progrès » à tous les peuples, c’est-à-dire leur imposer un matérialisme hédoniste et égalitaire.

2. Sur le fait que le matérialisme aboutisse à concevoir le monde comme étant fondamentalement en flux, voir Pitirim Sorokin, Social and Cultural Dynamics. Les cultures qu’il qualifie de « sensate » correspondent à ce que nous appelons « matérialisme ».

3. Cette citation est de Friedrich Nietzsche, dans Par-delà le bien et le mal. Sur le même sujet, voir aussi la guillotine de Hume (is–ought problem), qui fait autorité chez les philosophes modernes : « aucun raisonnement à l’indicatif ne peut engendrer une conclusion à l’impératif ». George Edward Moore parle de « sophisme naturaliste » pour désigner une idée similaire. Ce ne sont là que quelques exemples pour montrer qu’il est largement reconnu que cette conclusion découle du matérialisme.

4. Shakespeare, Macbeth.

5. La science-fiction réellement progressiste allie le progrès technique au progrès social, comme dans Star Trek, où la société future dont il est question est fortement égalitaire. Il existe malgré tout un certain nombre d’œuvres plus mixtes où le progrès technique s’accompagne d’une "régression" sociale, comme Star Wars, qui s’inspire beaucoup de la chevalerie, ou encore Dune, dont l’organisation sociale est globalement féodale.

6. Dans Recherches sur les principes de la morale, David Hume dit que « le célibat, les jeûnes, les macérations, l’abnégation de soi-même, l’humilité, le silence, la retraite & toutes les vertus monacales » sont « rejetées par tous les hommes sensés », en précisant qu’il s’agit de ceux dont la raison naturelle n’a pas été « obscurcie par les préjugés de la superstition et de la religions ». Nous ne le citons pas ici pour servir d’autorité, mais parce que ce passage est hautement représentatif des attitudes matérialistes. Dans Pourquoi d’abord ?, le chanteur Renaud répond à un interlocuteur fictif, qui l’accuse de ne rien respecter et de ne rien aimer, en disant « J’aime la vie et les coquillettes, le musette et la bière, pi fumer une bonne vieille Goldo en écoutant chanter Bruant ».

7. Voir l’ouvrage de Philippe Cornu, Le bouddhisme, une philosophie du bonheur ?, qui traite de ce thème.

8. Le mouvement décadent du XIXe siècle était bien supérieur au progressisme parce qu’il ne se mentait pas à lui-même : il avait conscience de se placer dans une dynamique de déclin civilisationnel. À vrai dire, leur diagnostic était souvent plus lucide que celui des conservateurs eux-mêmes. On peut noter que Baudelaire, poète décadent, se réclamait de l’excellent Joseph de Maistre, qui était un représentant de la pensée spirituelle.

Chapitre 2 : Conservatisme

Comme son nom l’indique, le conservatisme consiste à vouloir préserver le système en place. Les progressistes ont tendance à n’y voir qu’une simple opposition au changement en général, mais c’est là une simplification erronée, presque un homme de paille. Se pencher sur les raisons qui motivent ce positionnement permet d’en saisir les nuances.9

En somme, le conservatisme peut être résumé par la clôture de Chesterton.

« Il était une fois une clôture érigée en plein milieu d’une route. Passant par là, un citoyen moderne et réformateur s’exclama : "Je n’en vois pas l’utilté ; débarrassons-nous-en." À quoi un autre passant plus réfléchi répondit : "Si vous n’en voyez pas l’utilité, je ne vous laisserai certainement pas la détruire. Partez et réfléchissez. Ensuite, quand vous pourrez revenir et me dire que vous en voyez l’utilité, je vous permettrai peut-être de la retirer." »

Autrement dit : ne détruisez pas ce que vous ne comprenez pas.

Là où le progressiste se dit surtout que toutes les améliorations sont des changements, le conservateur se rappelle que tous les changements ne sont pas des améliorations. Les conservateurs ne sont pas contre les changements, c’est surtout qu’ils veulent les entourer de gardes-fous pour trier les bons des mauvais.

Prenons l’exemple des changements biologiques (généralement appelés « évolution ») : il n’y a pas que des mutations, il y a aussi tout le processus de sélection, naturelle comme artificielle, qui permet de garder les bons changements par la meilleure reproduction des individus qui en sont porteurs, et d’éliminer les mauvais pour une raison symétrique. Une mutation qui rend à moitié aveugle s’éteindra rapidement car ses porteurs s’en sortiront moins bien que la population de base, alors qu’une mutation qui améliore la vision sera susceptible d’avoir l’effet inverse.

Les conservateurs pensent qu’il en va de même pour les changements sociaux. Il faut prendre un temps vérifier si un changement a réellement un effet positif plutôt que néfaste et opérer une sélection, plutôt que de considérer toutes les mutations comme bénéfiques a priori, pour éviter que notre société ne fasse partie des perdants de la grande sélection.

Comme nous vivons dans des sociétés relativement anciennes, ils considèrent que leur état actuel est le fruit d’un long développement de ce type, par lequel des institutions qui fonctionnent bien ont été découvertes. Non pas inventées, mais bien découvertes ; la différence est importante. Cela reflète une vision du monde dans laquelle l’ordre social n’est pas malléable mais est en adéquation ou non avec une nature humaine que nous ne comprenons que très mal. Ainsi, nous pouvons découvrir quelque chose qui fonctionne par la force des choses, comme on découvrirait une nouvelle espèce, mais pas l’inventer. C’est pour cela qu’ils sont attachés au système existant ; ils considèrent que c’est le résultat de siècles, voire de millénaires, d’efforts. Il faudrait sans doute autant de temps pour revenir au même point si nous cassions cet équilibre.

Les conservateurs ne rejettent pas le changement en général car ils savent que la société qu’ils veulent conserver est elle-même le produit de changements passés. Cependant, ils « corrigent » le progressisme par l’application d’un principe de précaution. Nul doute qu’au moins une partie d’entre eux se considère comme des progressistes raisonnables.

Une absence totale de changements n’est pas souhaitable, mais un changement trop rapide ne l’est pas non plus, parce qu’il annule les gains obtenus par les changements précédents. Une nouvelle institution pourrait être très bonne, mais nous ne pourrions pas en retirer les fruits si elle était presque immédiatement remplacée par une autre. Il est donc préférable de faire des changements lents, pour voir lesquels ont un bon impact et lesquels ont un impact négligeable ou négatif. Partir du principe que tout changement est automatiquement bon sans vérifier s’il l’est dans les faits est une attitude plus proche de la croyance aveugle que de la réflexion raisonnable.

De plus, la vitesse est inversement proportionnelle à la fragilité. Comme disait St Thomas d’Aquin : « un cheval aveugle devrait marcher lentement ». Cette idée a été reformulée par Nassim Taleb : « conduire à 600 km/h n’est jamais la façon la plus rapide d’aller où que ce soit ». C’est la conséquence du point précédent : une institution nouvelle aura des conséquences imprévues et ouvrira la société à des risques inconnus. « Mieux vaut un mal connu qu’un bien qui reste à connaître », comme le veut le proverbe.

Les principes de précaution demandés par le conservatisme sont effectivement raisonnables, et c’est ce qui fait sa force. Il est plus rationnel que le progressisme et il est normal que les esprits sérieux le préfèrent à celui-ci. Cependant, on doit se demander à quel point il est possible de s’en contenter.

Première difficulté : il est difficile de mesurer l’effet d’une réforme sur la société sans la quantifier d’une manière ou d’une autre. Or, il a été observé que c’est très compliqué en pratique car « plus un indicateur social quantitatif est utilisé comme aide à la décision en matière de politique sociale, plus cet indicateur est susceptible d’être manipulé et d’agir comme facteur de distorsion, faussant ainsi les processus sociaux qu’il est censé surveiller » (loi de Campbell).

Les conservateurs partent du principe que les effets des changements sociaux ne sont pas prévisibles et qu’il faut donc les tester pour séparer les bons des mauvais. En cela, ils ignorent le fait qu’ils répondent bel et bien à une logique interne inhérente, ce que les progressistes ont mieux saisi. Seulement, cette logique interne est l’entropie, le pourrissement social, le déclin. Si les mesures progressistes étaient effectivement testées, nul doute que leur nocivité serait vite visible. En tout cas, leur corrélation avec la décadence des sociétés qui les appliquent est indéniable. On peut donc applaudir les conservateurs pour leur compréhension plus fine de la gestion des risques en matière de réformes, mais cela n’empêche que leur position néglige des facteurs sociaux plus importants, comme les cycles de vie et de mort des civilisations.

Le conservatisme est également en difficulté lorsqu’il s’agit de juger si une réforme est positive ou non avant sa mise en place. Les conservateurs sont généralement sceptiques quant aux capacités de la raison humaine et préfèrent l’expérience. Ils sont plus empiristes que rationalistes, ce qui est une tendance matérialiste. On pourrait d’ailleurs dire la même chose du fait que leur approche reste profondément ancrée dans les processus de changement, dans le devenir, ce qui est implicitement matérialiste.

9. La vision du conservatisme que nous présentons a notamment été articulée par Roger Scruton dans son livre Conservatism: An Invitation to the Great Tradition. Notons au passage que parler de "tradition" conservatrice est un de ces abus de langage dont la modernité est si friande.

Chapitre 3 : Traditionalisme

Nous devons commencer cette section par une précision importante : le traditionalisme n’est pas la Tradition, mais une aspiration vers celle-ci. Il se manifeste dans un monde coupé de la tradition, notamment suite à l’action des progressistes, et consiste à prendre pour idéal à atteindre et à imiter un passé qui n’est plus que mal compris, et que l’on ne saurait pas vraiment rebâtir. On peut citer le cas de l’empirisme organisateur de Charles Maurras, qui consiste à regarder ce qui a fonctionné par le passé mais sans comprendre pourquoi nos ancêtres ont fait ces choix ni pourquoi ils ont réussi.

D’une certaine façon, le traditionalisme commence là où le conservatisme s’arrête. Les conservateurs se concentrent sur l’ajustement des mécanismes de réformes sans faire de jugement sur le contenu de celles-ci. Le traditionalisme commence à développer des outils qui permettent de séparer les bonnes réformes des mauvaises, principalement en regardant ce qui a fonctionné par le passé.

Le premier outil d’analyse est l’effet Lindy. Celui-ci consiste à observer que plus une chose est vieille, plus elle est susceptible de durer. En effet, si une chose a traversé un grand nombre de situations très différentes et y a toujours prospéré, ce qui est quelque chose qui vient forcément avec l’âge, cela montre qu’elle se rapproche d’une vérité universelle, valable dans toutes les situations. Par exemple, la religion, la famille et la royauté étaient tout aussi adaptés aux chasseurs-cueilleurs qu’aux immenses empires de l’âge de bronze (Égypte, Mésopotamie, etc.), en passant par la féodalité.10 Leur validité ne dépend donc pas de circonstances particulières ; elle a une valeur universelle.

Cela permet de faire un tri important entre les "traditions", en fonction de leur ancienneté. Ainsi, les traditionalistes sérieux évitent de tomber dans le "fétichisme" dont certains font preuve aujourd’hui en considérant n’importe quelle coutume locale comme une "tradition", alors qu’elle est très loin d’avoir la force d’une institution telle que la monarchie.

À cela, il convient d’ajouter que, si l’histoire a surtout retenu des sociétés religieuses, monarchiques et avec une base familiale forte, ce n’est pas parce que ce sont les seuls modèles qui aient été testés par l’homme. Il est bien plus probable que d’autres l’aient été également, mais ne nous soient pas parvenus, ou ne soient connus que de spécialistes, en raison de leur échec.11 Même parmi la petite poignée de systèmes alternatifs connus du grand public, comme la démocratie athénienne, leur faible durée de vie (deux siècles environ) fait pâle figure en comparaison de systèmes plus classiques comme l’Égypte et l’Inde, qui ont perduré pendant plusieurs millénaires.

Le traditionaliste s’éloigne de la vision linéaire de l’histoire pour se rapprocher de quelque chose de plus cyclique. Il prend conscience que les civilisations naissent, connaissent un âge d’or, puis déclinent et meurent, et cherche à apprendre du passé pour imiter leurs succès et éviter leurs erreurs.

Cela nous amène à un autre aspect de la question, qui est celle de la difficulté à mettre en place une grande civilisation. Les progressistes pensent que c’est un problème trivial et déjà résolu. Pour eux, tout l’enjeu est de l’améliorer, pas juste de la faire fonctionner. Les conservateurs, quant à eux, considèrent la civilisation comme plus fragile, devant être préservée par un principe de précaution. Ils se rendent compte qu’en bâtir une est quelque chose de très compliqué, mais ils sont prêts à accepter l’idée d’un progrès malgré tout. Les traditionalistes, en revanche, voient ce processus comme si fragile que toute déviation sur les fondamentaux fait courir un risque intolérable à la collectivité. Par exemple, les conservateurs sont généralement satisfaits de la séparation de l’Église et de l’État, c’est-à-dire de la sécularisation, et y voient un "progrès". Les traditionalistes, en revanche, y voient une violation d’une loi de fer des sociétés humaines et s’y opposent fermement.

L’histoire humaine est une sorte d’expérience scientifique grandeur nature et en temps réel. Plus une chose est ancienne, plus sa "valeur p" est haute, c’est-à-dire qu’il est moins probable que son succès soit dû aux circonstances et plus probable qu’il vienne de ses qualités intrinsèques. Une institution vieille de plusieurs millénaires a une puissance statistique bien supérieure à celle de n’importe quelle étude scientifique.

De manière générale, le consensus traditionnel est plus juste et moins biaisé que le consensus moderne, au point qu’il devrait être la position par défaut. Au lieu de partir du consensus moderne et de se demander si les anciens avaient de bonnes raisons pour penser autrement, il faudrait partir des anciens et ne dévier de leurs jugements que lorsque l’on a des raisons très solides. Si l’on accepte le principe que « des affirmations exceptionnelles demandent des preuves exceptionnelles », on devrait demander un haut degré de justification avant d’accepter de dévier de la position traditionnelle. Le simple fait que "l’affirmation exceptionnelle" en question soit l’opinion dominante à l’époque moderne n’est pas suffisant.

Bien entendu, il peut arriver que les Modernes aient effectivement des preuves écrasantes. Par exemple, c’est le cas du modèle atomique de la chimie, qui est relativement récent mais très bien établi. Cependant, même si cela peut arriver dans un domaine des "sciences dures" tel que la chimie, on peut se demander si c’est également le cas pour les questions sociales. À proprement parler, on n’a pas vraiment besoin de chimie pour faire une civilisation, mais on a besoin de solides connaissances sur la nature humaine et la bonne façon d’organiser les institutions. On peut considérer la chimie comme peu importante dans le fleurissement d’une civilisation, ce qui fait qu’elle est moins susceptible à l’effet Lindy que ne le sont les sciences sociales, et donc plus susceptible de "progrès".

Il est tout à fait concevable que les Modernes aient développé des analyses pertinentes en ce qui concerne la domination de la matière, d’autant que c’est leur spécialité. En revanche, il est beaucoup plus douteux qu’ils aient pu le faire dans le domaine social. L’histoire humaine est une mise à l’épreuve constante de nos institutions sociales, mais pas vraiment de nos connaissances techniques. Nous n’aurions pas pu survivre si longtemps si nous n’étions pas un minimum compétents pour ce qui est de vivre ensemble, mais il est tout à fait possible de le faire en dépit de connaissances scientifiques imparfaites.

Les analyses traditionalistes, dont nous avons donné les grandes lignes directrices, sont correctes. On peut même remarquer qu’elles ne sont que l’application du commandement biblique de « reconnaître l’arbre à ses fruits », qui est l’outil le plus puissant de l’épistémologie chrétienne. Cependant, elles n’en demeurent pas moins limitées, parce qu’elles restent à la surface des choses sans pénétrer leur esprit. Elles ne peuvent pas dire pourquoi une institution s’est avérée bonne ou mauvaise, juste constater qu’elle l’a été. Elles peuvent présenter un certain intérêt dans la dynamique de prise de conscience, mais elles ont également vocation à être dépassées.

10. C’est encore le cas aujourd'hui, bien que certains le contestent. Par exemple, les monarchies sont surreprésentées parmi les pays riches. Sur les 43 monarchies contemporaines, il y en a 23 dans le top 50 des pays les plus riches (en PIB par habitant), soit plus de la moitié. En revanche, sur les 157 républiques, seules 27 sont dans le top 50, soit moins d’un cinquième. Bien que l’on puisse questionner la part de responsabilité de la monarchie dans le succès économique de ces pays, la corrélation en elle-même est bien établie.

11. Ce phénomène est bien documenté sous le nom de "biais du survivant".

Chapitre 4 : Spiritualité

L’analyse des sociétés historiques amène rapidement à la conclusion inévitable que les Anciens avaient une vision du monde spirituelle, alors que les Modernes, depuis les Lumières, ont une vision du monde matérialiste. Bien sûr, il y avait des précurseurs du matérialisme même dans les temps anciens, et il existe des personnes spirituelles même dans les temps modernes, mais ce sont des cas minoritaires, qui ne sont pas représentatifs de l’esprit général de l’époque.

La spiritualité se caractérise par l’idée qu’il existe un monde au-delà de celui des sens, une surnature, une métaphysique. Celui-ci est immatériel et éternel et peut être connu, au moins dans une certaine mesure. Par opposition, le matérialisme en nie l’existence et affirme que seul le monde des sens est réel.

La spiritualité étant l’antithèse du matérialisme, elle est également celle du progressisme. Là où ce dernier est hypnotisé par le dynamisme incessant de la matière, la spiritualité permet l’accès à des vérités éternelles. La question n’est donc plus de savoir si on "progresse" ou si l’on "régresse", mais bien si les structures sociales reflètent ou non l’ordre céleste, qui est parfait, transcendant et ne change jamais. Si c’est le cas, alors elles sont destinées à prospérer ; sinon, le déclin est inévitable. Lorsque l’on dit d’une société qu’elle a le "mandat du ciel", qu’elle est de "droit divin", c’est de cela dont il s’agit : elle incarne des vérités spirituelles qui lui préexistaient.

Si les traditionalistes ne peuvent que constater les résultats après coup, l’approche spirituelle permet de les prédire, car sa logique ne se limite pas à l’expérience et à l’empirisme. En se référant à la Révélation, notamment aux livres sacrés, elle peut accéder aux vérités éternelles qui gouvernent les sociétés humaines, à la loi naturelle, à la "volonté de Dieu". C’est la différence principale entre les sociétés passées et ceux qui cherchent aujourd'hui à les imiter : elles possédaient un dépôt doctrinal infaillible, révélé par Dieu, transmis de générations en générations et qu’il s’agissait d’appliquer. Si un ancien authentique voyait les traditionalistes modernes, il se dirait tout simplement « ils n’ont pas nos connaissances ».12

L’approche traditionnelle fait également beaucoup plus confiance aux raisonnements, là où les modernes préfèrent les expériences. Lorsque l’on considère que seul le monde des sens existe, il est normal d’y chercher la vérité et de préférer l’expérience, alors que si l’on considère qu’il n’est que le reflet d’une réalité spirituelle intelligible, cela amène plutôt à se concentrer sur la logique et la cognition.13

Prenons un exemple. Les structures logiques respectives du conservatisme et du traditionalisme sous-entendent qu’il existe une nature humaine invariante. La tendance progressiste serait de nier cela, en disant plutôt qu’elle est en flux constant, qu’elle "évolue" et "progresse". La tendance spirituelle, en revanche, est d’affirmer clairement que cette nature existe, et que cela peut être confirmé par la raison.14

En quoi consiste cette nature ? Le dépôt de la doctrine nous enseigne que l’homme est composé de trois éléments principaux : un corps, un mental et un esprit.15 Il a donc trois types de besoins, un pour chacune des parties. Ainsi, lorsqu’un homme a assez mangé, qu’il a comblé ses besoins physiques, il doit s’arrêter pour se concentrer sur ses autres besoins plutôt que de continuer jusqu’à devenir obèse et devoir payer une opération chirurgicale pour maigrir, comme c’est de plus en plus souvent le cas dans notre société matérialiste. L’homme doit manger pour vivre, non pas vivre pour manger.

Selon cette logique, les besoins économiques d’une population peuvent être précisément calculés. Une fois que tous les hommes ont « de quoi se nourrir », ils peuvent se tourner vers des activités plus nobles, comme l’art, la philosophie et la contemplation. L’idée d’une croissance économique infinie, si chère à la mentalité progressiste, doit alors être comprise comme une absurdité. Pourquoi produire plus que de besoin ? Cela ne peut mener qu’à une surcharge de travail, un épuisement prématuré des ressources, un dérèglement psychique par la stimulation injustifiée des appétits, un délaissement des activités nobles, du gaspillage à grande échelle, etc.

Ainsi, là où le traditionaliste constate que le matérialisme provoque les problèmes en question, la spiritualité permet de comprendre pourquoi. Elle permettait même de prédire bien en amont que ces causes aboutiraient à ces effets. Elle lève le voile sur les mécanismes qui gouvernent la vie des hommes et des sociétés.

Autre exemple. Dans le monde traditionnel, la politique a pour base nécessaire l’application de lois éternelles. On ne peut pas la réduire à une sorte de contrat social plus ou moins arbitraire, elle se repose nécessairement sur des connaissances objectives. Ainsi, les sociétés traditionnelles font toujours participer des spécialistes au gouvernement, à la manière des Rois-Philosophes de Platon, ou du clergé médiéval. Lorsque les modernes décidèrent de baser la politique sur un « contrat social », dans l’idée de mettre les appétits de tout le monde sur un pied d’égalité, ceux qui avaient gardé la mentalité ancienne en conclurent rapidement que cela mènerait la société à enfreindre les lois de la nature humaine, et donc à se saborder sur le long terme.

Cet exemple permet d’illustrer les différentes approches. Les progressistes veulent un système de contrat social car c’est ce que demande l’analyse matérialiste. Les conservateurs veulent une république constitutionnelle car elle est le résultat d’un long développement historique. Les traditionalistes veulent un système théocratique car ils constatent que c’est ce qui fonctionne le mieux, historiquement. En revanche, les théocrates eux-mêmes veulent une théocratie parce qu’ils comprennent que c’est « la volonté de Dieu ».

12. « [Le mot "traditionaliste"] ne peut indiquer proprement qu’une simple tendance, une sorte d’aspiration vers la tradition, sans aucune connaissance réelle de celle-ci ; et l’on peut mesurer par là toute la distance qui sépare l’esprit "traditionaliste" du véritable esprit traditionnel, qui implique au contraire essentiellement une telle connaissance. » — René Guénon, "Tradition et traditionalisme"

13. En d’autres termes, la modernité préfère l’empirisme et la tradition préfère le rationalisme. Ce sont des tendances : les modernes ne rejettent pas la raison et les anciens ne rejettent pas l’expérience. Cependant, elle n’est pas négligeable pour autant : les étudiants modernes étudient la méthode expérimentale, les étudiants anciens étudiaient la logique.

14. C’est là une application du problème des universaux. Ceux que cela intéressent peuvent se référer à notre brochure dédiée.

15. Nous savons que la différence entre "mental" et "esprit" n’est pas toujours évidente pour les modernes, mais nous n’avons pas le temps de trop nous y attarder. Disons simplement que le premier correspond, grossièrement, aux besoins psychologiques et émotionnels, et le second aux besoins intellectuels / spirituels. L’idée même qu’il puisse exister des besoins intellectuels est d’ailleurs étrangère à la mentalité moderne, mais n’est de toute façon pas essentielle à notre démonstration.

Conclusion

Nous avons fait un rapide tour d’horizon des grands rapports au temps et au changement de notre époque. Le progressisme est l’expression la plus extrême de la tendance matérialiste. Le conservatisme et le traditionalisme la modèrent par la raison, mais ils ne s’en échappent pas complètement ; elle demeure le fondement de leur vision du monde. Seule la spiritualité traditionnelle, et les doctrines révélées qu’elle véhicule, permet de s’en libérer, d’opérer le redressement des valeurs nécessaire pour arrêter le déclin. Nous devons donc chercher, à un niveau personnel comme collectif, à passer d’une grille de lecture matérialiste à une grille spirituelle.

Nous espérons avoir au moins explicité cet aspect de la question, à savoir l’incompatibilité du progressisme et de la spiritualité. Nous avons aussi cherché à démontrer en quoi le conservatisme et le traditionalisme, s’ils sont moins gênants que le progressisme, n’en sont pas moins incompatibles si l’on s’y arrête. Bien que leurs ajouts et corrections soient pertinents, ils n’en demeurent pas moins incomplets. Ils peuvent avoir leur utilité dans le processus de prise de conscience, mais ils ont vocation à être dépassés. Si quelqu’un y reste bloqué, il finira tôt ou tard par s’opposer aux représentants de l’approche spirituelle.

Il y a certains aspects de la question que nous n’avons pas pu traiter, comme les liens entre l’exclusivisme chrétien et le progressisme. Nous espérons pouvoir en traiter dans une autre brochure, mais en attendant, disons simplement que ce n’est pas un hasard que le progressisme ait prospéré au sein de la Chrétienté plutôt qu’en terres d’Islam ou de Bouddhisme.

Pour finir, rappelons ce que nous avons dit au début : ce n’est pas parce qu’une politique est soutenue par les progressistes qu’elle est mauvaise, et ce n’est pas parce qu’une autre autre est rejetée par eux qu’elle est bonne. Nous n’avons traité que des dynamiques que produisent certains rapports au temps.